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MICHEL DE MONTAIGNE (n. 1533-m. 1592), a consacré le dixième chap. du liv. 11 de ses Essais, (appelés par le cardinal Duperron, le Bréviaire des honnétes gens), à parler des livres et particulièrement de ceux qu'il aimoit le plus. Son langage naïf est si expressif, et son opinion d'un tel poids, que nous croyons devoir rapporter textuellement les passages de ce chapitre qui ont un rapport direct à notre objet.

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« Je ne cherche aux livres, dit Montaigne, qu'à m'y donner du plaisir par un honneste amusement: ou si j'estudie, je n'y cherche que la science qui traicte de la cognoissance de moy mesme, et qui m'instruise à bien vivre et à bien mourir..... Si tel livre me fasche, j'en prends un aultre et ne m'y addonne qu'aux heures où l'ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends gueres aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides : ny aux Grecs, parce que mon jugement ne sçait pas faire ses besongnes d'une puérile et apprentisse intelligence. Entre les livres simplement plaisants je treuve, des modernes, le Decameron de BOCCACE, RABELAIS, et les Baisers de JEHAN SECOND, s'il les fault loger soubs ce tiltre, dignes qu'on s'y amuse. amuse..... Il m'a toujours semblé qu'en la poésie, VIRGILE, LUCRECE, CATULLE et HORACE tiennent de bien loing le premier rang; et signamment VIRGILE en ses Géorgiques que j'estime le plus accomply ouvrage de la poésie : à comparaison duquel on peult recognoistre ayseement qu'il y a des

endroicts de l'Eneide, ausquels l'aucteur eust donné encore quelque tour de pigne s'il en eust eu loisir; et le cinquiesme livre en l'Eneide me semble le plus parfaict. J'aime aussi LUCAIN, et le practique volontiers, non tant pour son style, que pour sa valeur propre et verité de ses opinions et jugements. Quant au bon TERENCE, la mignardise et les graces du langage latin, je le treuve admirable à representer au vif les mouvements de l'ame et la condition de nos mœurs; à toute heure nos actions me rejectent à luy : je ne le puis lire si souvent, que je n'y treuve quelque beauté et grace nouvelle. Ceulx des temps voisins à VIRGILE se plaignoient de quoy aulcuns luy comparoient LUCRECE: je suis d'opinion que c'est à la verité une comparaison ineguale; mais j'ay bien à faire à me r'asseurer en cette creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de ceulx de LUCRECE. S'ils se picquoient de cette comparaison, que diroient-ils de la bestise et stupidité barbaresque de ceulx qui lui comparent à cette heure Arioste (1)? Et qu'en diroit Arioste luy mesme ? J'estime que les anciens avoient encores plus à se

(1) Montaigne, un peu plus bas, pour faire sentir la différence qu'il y a entre Virgile et l'Arioste, sous le rapport du talent poétique dans l'épopée, s'exprime ainsi : « En la comparaison de l'Æneide et du Furieux (Roland): celuy là on le veoit aller à tire d'aile d'un vol hault et ferme, suyvant toujours sa poincte: cettuy cy, voleter et saulteler de coute en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes que pour une bien courte traverse, et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille. »

plaindre de ceulx qui apparioient Plaute à TÉRENCE (Cettuy cy sent bien mieulx son gentilhomme), que LUCRECE à VIRGILE..... On admire plus sans comparaison l'eguale polissure et cette perpetuelle doulceur et beauté fleurissante des epigrammes de Catulle, que touts les aiguillons de quoy Martial aiguise la queue des siens..... Voylà doncques, quant à cette sorte de subjects (les livres amusants), les aucteurs qui me plaisent le plus.

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Quant à mon aultre leçon qui mesle un peu plus de fruict au plaisir, par où j'apprends à renger mes opinions et conditions, les livres qui m'y servent, c'est PLUTARQUE, depuis qu'il est françois (trad. par Amyot), et SENEQUE (1). Ils ont touts deux cette notable commodité pour mon humeur, que

(1) Il s'en faut beaucoup que l'on mette sur la même ligne Sénèque et Plutarque. On trouve que Sénèque a trop d'esprit ; il veut briller, quelque sujet qu'il traite. Il est meilleur à citer dans la chaleur de la conversation qu'à lire dans le silence du cabinet. Quintilien (lib. x, c. 1), disoit de lui: Velles cum suo ingenio dixisse alieno judicio. On désireroit qu'avec son bel esprit, il eût plutôt suivi le goût d'un autre que le sien propre. Mallebranche lui reproche de trop s'abandonner à son imagination, et de ne pas raisonner conséquemment. Calvin, grand partisan de Sénèque, dont, à vingt-trois ans, il commentoit le Traité de clementia, reconnoît en plus d'un endroit que la juste disposition des parties du discours n'étoit pas le talent de son auteur. Pierre Petit (dans son livre de lacrymis, p. 139), appelle Sénèque le maître des sentences. Seneca, dit-il, verus ut quidem arbitror magister sententiarum.

Comme j'ai parlé de Plutarque à l'article THÉODORE GAZA, je m'en dirai rien ici. (Voy. pag. 85.)

la science que j'y cherche y est traictee à pieces déscousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, de quoy je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de PLUTARQUE et les Epistres de SENEQUE, qui sont la plus belle partie de leurs escripts et la plus proufitable.... Ces aucteurs se rencontrent en la pluspart des opinions utiles et vrayes; comme aussi leur fortune les feit naistre environ mesme siecle; touts deux precepteurs de deux empereurs romains; touts deux venus de païs estrangier; touts deux riches et puissants. Leur instruction est de la cresme de philosophie, et présentee d'une simple façon, et pertinente. PLUTARQUE est plus uniforme et constant; SENEQUE plus ondoyant et divers : cettuy ci se peine, se roidit et se tend, pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte et les vicieux appetits; l'aultre semble n'estimer pas tant leurs efforts, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde : PLUTARQUE a les opinions platoniques, doulces et accommodables à la société civile; l'aultre les a stoïques et epicuriennes, plus esloingnees de l'usage commun, mais, selon moy, plus commodes en particulier et plus fermes : il paroist en SENEQUE qu'il preste un peu à la tyrannie des empereurs de son temps, car je tiens pour certain que c'est d'un jugement forcé qu'il condemne la cause de ces genereux meurtriers de Cesar; PLUTARQUE est libre partout: SENEQUE est plein de poinctes et saillies; PLUTARQUE, de choses: celuy là

vous eschauffe plus et vous esmeut; cettny ci vous contente davantage et vous paye mieulx ; il nous guide, l'aultre nous poulse.

« Quant à CICERO, les ouvrages qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceulx qui traictent de la philosophie, signamment morale. Mais, à confesser hardiment la vérité (car puisqu'on a franchi les barrieres de l'impudence, il n'y a plus de bride), sa façon d'escrire me semble ennuyeuse; et toute aultre pareille façon : car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la pluspart de son ouvrage; ce qu'il y a de vif et de mouelle est estouffé par ses longueries d'apprests.... Je veulx des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot; ils sont bons pour l'eschole, pour le barreau et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller, et sommes encores, un quart d'heure aprez, assez à temps pour rencontrer le fil du propos..... La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi traisnants les dialogismes de Platon mesme, estouffant par trop sa matiere?.... Je veois volontiers les Epistres ad Atticum, non seulement parce qu'elles contiennent une tres ample instruction de l'histoire et affaires de son temps; mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privees....... Les historiens sont ma droicte balle...... Ceulx qui escrivent les vies me sont plus propres. Voylà pourquoy c'est mon

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