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mais la gendarmerie, jalouse sans doute de se montrer le digne instrument du pouvoir qui l'employait, chargea bravement sur des citoyens désarmés, et ne se laissa point arrêter par les cris des femmes et des enfans roulés aux pieds des chevaux..... Un fabricant de Bolbec, un vieillard de Rouen, et plusieurs autres personnes, furent grièvement blessés..... Beaucoup d'autres furent illégalement et brutalement arrêtés..... Après ces glorieux exploits, les gendarmes, maîtres du terrain, attendirent la sortie du général Lafayette, et, le sabre à la main, les injures à la bouche, accompagnèrent la voiture jusqu'à l'hôtel où nous devions passer la nuit..... Mais là se bornèrent leurs succès; des jeunes gens placés à la porte leur interdirent l'entrée de cet asile où étaient venus se réfugier beaucoup de ceux qui avaient été obligés de fuir de la rue de Crosne, et le général Lafayette pat recevoir en paix les tendres et honorables félicitations de ces paisibles citoyens qui venaient d'avoir, aux yeux de l'autorité, le tort de témoigner la satisfaction que leur faisait goûter le retour d'un homme qui, par le triomphe que venait de lui décerner une nation libre, avait tant ajouté à l'éclat du nom français.

Cette indigne conduite de l'autorité et de ses serviles instrumens nous affligea d'autant plus vivement que, peu de jours avant, nous avions

encore sous les yeux le tableau de la libre expression des sentimens et de l'enthousiasme du peuple américain, et que, malgré nous, nous nous livrions à une comparaison qui était loin d'ètre favorable à notre patrie. La présence du capitaine Morris et de quelques-uns de ses compatriotes qui l'accompagnaient jusqu'à Paris, ajoutait encore à notre embarras et à notre affliction. Il nous semblait lire sur leurs visages sévères l'expression des sentimens que leur inspirait la vue d'un peuple autrefois si énergique dans son amour de la liberté, aujourd'hui si timidement. soumis au despotisme des baïonnettes. Dès que je trouvai l'occasion de les entretenir un instant, je m'empressai de leur dire qu'il fallait bien se garder de confondre la prudence et la modération avec une faiblesse qui, ici, n'était qu'apparente. Que, dans cette circonstance, les citoyens n'avaient pu supposer que l'autorité locale serait assez insensée pour s'opposer à l'expression de sentimens si inoffensifs pour elle, et si naturels, et que, par conséquent, personne n'avait dû songer à préparer une résistance dont la nécessité ne pouvait être prévue. Quelques jeunes gens qui nous entouraient, entendant cette conversation, ajoutèrent avec chaleur: « Nous espérons >> que notre modération ne sera point mal inter>> prétée par ceux qui nous connaissent, et qu'ils >> comprendront que nous ne nous sommes ai si

résignés à reculer devant quelques gendarmes que parce que nous avons voulu éviter à notre ami le général Lafayette le chagrin d'être l'occasion d'un plus grand désordre... » Les officiers américains applaudirent au courage et à la délicatesse de ce sentiment, et comprirent que dans toute autre circonstance le triomphe de la police et de ses gendarmes, sur les citoyens de Rouen, ne serait pas aussi facile.

Le lendemain matin, 8 octobre, la cour de l'hôtel était remplie de jeunes gens à cheval, destinés à former une escorte au général jusqu'au premier relai de poste. Leur contenance, et quelques paroles que j'entendis, me prouvèrent qu'ils avaient encore sur le cœur la scène de la veille, et qu'ils étaient bien résolus à ne pas, souffrir qu'elle se renouvelât impunément. Les postes d'infanterie et de gendarmerie avaient été doublés pendant la nuit, comme si le jour devait ramener de grands événemens, mais l'autorité s'en tint heureusement à ces ridicules démonstrations, et le général Lafayette sortit paisiblement de la ville en recueillant sur son passage de nombreux témoignages de la bienveillance des citoyens. A l'extrémité du faubourg l'escorte fut encore augmentée par d'autres jeunes cavaliers qui l'accompagnèrent jusqu'au premier relai, où ils prirent congé de lui, après lui avoir présenté une couronne d'immortelles qui

fut déposée dans sa voiture sur l'épée que lui

avaient donnée les milices de New-York.

Ce même soir nous couchâmes à Saint-Germain-en-Laye, et le lendemain, 9 octobre, nous arrivâmes à La Grange, où, depuis trois jours, les habitans des communes voisines s'occupaient des préparatifs d'une fête pour la réception de celui qu'ils attendaient depuis si long-temps avec impatience.

A une certaine distance de l'habitation, la voiture s'arrêta, le général en descendit et se trouva tout à coup au milieu d'une foule dont les transports et l'empressement auraient trompé l'œil d'un étranger, en lui fa sant croire que tous étaient ses enfans. Jusqu'au soir la maison fut remplie par la foule, qui avait peine à se séparer du général. Les citoyens ne se retirèrent qu'après l'avoir conduit, à la clarté des illuminations, et au son de la musique, sous un arc de triomphe portant une inscription où ils lui avaient décerné le titre d'ami du peuple. Là, il reçut de nouveau les expressions de la joie et du bonheur que son retour causait à ses bons voisins.

Le lendemain le général fut occupé toute la journée à recevoir les jeunes filles qui lui apportèrent des fleurs et lui chantèrent des couplets ; la compagnie de la garde nationale de Court-Palais, ainsi qu'une députation de la ville de Rosay. Les habitans de la commune, en offrant une caisse

de fleurs à leur ami, lui dirent, par l'organe de M. Fricotelle, chef de la députation.

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Lorsque nous avons appris qu'au mépris » d'une longue navigation, vous alliez braver, >> sous un ciel qui nous est inconnu, un climat » que l'on nous disait être dangereux, nos cœurs » ont été saisis d'effroi, et nous avons versé des » larmes sur le départ d'un père. Bientôt nous » avons reçu la nouvelle de l'accueil glorieux >> que vous fit ce bon peuple américain, si digne » de la liberté que vous l'avez aidé à conquérir, » et dans notre joie nos vœux se sont élevés pour >> lui et pour vous vers le ciel ; mais lorsque nous » avons su qu'au milieu du triomphe de ces témoignages d'attachement, des pressantes solli>> citations des Américains pour vous retenir au » milieu d'eux, vos pensées se tournaient vers >> nous, vers notre patrie, alors notre admiration » pour vos vertus s'est encore accrue; aujour» d'hui notre reconnaissance est sans bornes. »

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Après cette harangue, tous se précipitèrent dans les bras du général; ils n'en sortirent que pour se jeter dans ceux de George Lafayette, son fils.

Le dimanche suivant, les habitans de Rosay et des environs offrirent au général une fête brillante, dont une souscription, à laquelle tout le monde contribua, fit les frais. Les préparatifs, qui avaient exigé plusieurs jours de travail, étaient

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