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par leurs concitoyens. C'était là un des principaux griefs de Robespierre contre les états d'Artois. Appréhendant que pareil abus ne s'étendît du particulier au général, et que les états généraux ne devinssent également une duperie, il proposait de couper le mal dans sa racine et de commencer par réformer les assemblées provinciales.

Les états d'Artois étaient fictivement composés de la réunion de députés des trois ordres, mais en réalité aucun n'y était sérieusement représenté. C'est ce qu'établissait avec beaucoup de vivacité Robespierre, et il s'écriait : « Ah! saisissons l'unique moment que la Providence nous ait réservé dans l'espace des siècles pour recouvrer ces droits imprescriptibles et sacrés dont la perte est à la fois un opprobre et une source de calamités. »

Ces semblants d'états nationaux se recrutaient par l'intrigue, par la faveur, par toutes sortes de moyens odieux; aussi voyait-on s'en éloigner les meilleurs citoyens. Dans 'impuissance de remédier à de tels maux, ils se contentaient le gémir en silence sur les malheurs et la servitude de la patrie, et « laissaient une libre carrière à l'ambition de quelques aristocrates toujours soigneux d'écarter quiconque est soupçonné d'avoir une âme, pour établir sans obstacle leur élévation sur la misère et sur l'abaissement de tous. >>

Si en présence de l'orgueil, de la bassesse, de l'égoïsme des classes privilégiées, le peuple laisse le découragement et l'indifférence s'emparer de lui, « il s'accoutumera à gémir en silence sous le poids de l'oppression, et deviendra vil et rampant à mesure qu'il sera plus malheureux. » Au contraire, quand il est en possession de choisir lui-même ses représentants, quand il est compté pour quelque chose, << il apprend à s'estimer lui-même, ses idées et ses sentiments s'élèvent; il est plus respecté des administrateurs qui lui doivent leur pouvoir... L'abondance et le bonheur renaissent sous les auspices d'une administration patrioti

que, chère à tous les citoyens, parce que tous peuvent y être appelés par le choix de tous. La voix des vrais représentants du peuple peut arrêter le ministre le plus audacieux dans ses injustes projets, parcequ'elle est celle du peuple même dont les puissantes réclamations peuvent facilement entraîner sa chûte. »>

Le plus grand inconvénient des assemblées qui ne sont pas issues du libre suffrage de la nation est d'être entre les mains des despotes un instrument docile, d'autant plus dangereux qu'il semble donner aux empiètements du pouvoir une apparence de légalité.

Passant aux faits particuliers, Robespierre dénonce les charges énormes dont on a accablé la province; il rappelle les libéralités inutiles votées au détriment de la province, et entr'autres une somme immense, donnée en dot à la fille d'un gouverneur excessivement riche, quand on ne trouvait pas d'argent pour fournir au peuple l'éducation et le pain. On se disait pauvre lorsqu'il s'agissait d'encourager la valeur, de soulager l'humanité; mais il semblait que la province fût inépuisable quand il s'agissait de courtiser quelqu'intrigant en crédit.

Aussi quel spectacle présente cette province désolée! << Nos campagnes, » s'écrie-t-il, « offrent de toutes parts à Pos yeux des infortunés qui arrosent des larmes du désespoir cette terre que leurs sueurs avaient en vain fertilisée; la plus grande partie des hommes qui habitent nos villes et nos campagnes sont abaissés par l'indigence à ce dernier degré de l'avilissement où l'homme, absorbé tout entier par les soins qu'exige la conservation de son existence, est incapable de réfléchir sur les causes de ses malheurs et de reconnaître les droits que la nature lui a donnés. Et nous trouvons encore des sommes immenses pour fournir aux vaines dépenses au luxe et à des largesses aussi indécentes que ridicules! Et je pourrais contenir la douleur qu'un tel spectacl doit exciter dans l'âme de tous les honnêtes gens!

Et tandis que tous les ennemis du peuple ont assez d'audace pour se jouer de l'humanité, je manquerai du courage nécessaire pour réclamer ses droits! Et je garderais devant eux un lâche silence, dans le seul moment où depuis tant de siècles la voix de la vérité ait pu se faire entendre avec énergie, dans le moment où le vice, armé d'un injuste pouvoir, doit apprendre lui-même à trembler devant la justice et la raison triomphantes!... >>

Robespierre engage donc vivement ses concitoyens à renverser les prétendus états d'Artois, malgré la prétention de leurs membres d'obtenir de l'Assemblée nationale le maintien de leur constitution; car c'est pour les peuples un droit imprescriptible et inaliénable de révoquer leurs mandataires infidèles. Puis il se raille de cette autre prétention des états d'Artois de nommer eux-mêmes les députés aux états généraux, auxquels le clergé de la province, faisant échange de compliments avec la noblesse, recommandait comme un devoir de conserver les priviléges d'un ordre gardien du bonheur et de la prospérité du pays. « Ah! certes, »> dit avec raison Robespierre, « il faut que l'habitude du despotisme inspire un mépris bien profond pour les hommes, puisqu'on les croit assez stupides pour entendre, de sangfroid, vanter leur bonheur lorsqu'ils gémissent dans l'oppression et qu'ils commencent à s'indigner de leur fers! » Mais, ajoute-t-11, au peuple seul il appartient de choisir ses représentants avec une entière liberté et surtout avec discernement. Qu'il se garde des piéges grossiers que lui tendent certains privilégiés qui, sous le masque du patriotisme, cherchent à capter ses suffrages pour le trahir bientôt. Ce n'est pas sur ceux qui sont intéressés à maintenir les abus qu'il peut compter pour en demander la suppression. Qu'il déjoue donc les intrigues et les menées à l'aide desquelles les membres des états d'Artois osent espérer de lui imposer leurs choix; c'est de son propre sein qu'il doit tirer les instruments de son salut.

Or, le moment est solennel, car on touche à l'heure où le pays doit décider de sa liberté ou de sa servitude, de son bonheur ou de sa misère. Tout, dit Robespierre, dépend du caractère et des principes des représentants chargés de régler les futures destinées de la patrie et du zèle que montrera le peuple pour recouvrer les droits sacrés et imprescriptibles dont il a été dépouillé. Il conseille donc vivement à ses concitoyens de secouer l'indolence habituelle, de dérober quelques instants à leurs plaisirs et à leurs affaires pour réfléchir mûrement sur leurs choix, sur la nature des vœux et des demandes à porter dans les comices « où la France allait se régénérer où périr sans retour. »><

Par cette brochure vigoureuse, Robespierre avait posé directement sa candidature, et il fut dès lors un des membres désignés pour les futurs états généraux. En mars 1789 il publia une nouvelle adresse Au peuple de l'Artois, par un habitant de la province, dans laquelle, sans solliciter directement les suffrages de ses concitoyens, il s'attachait à les éclairer sur leurs choix et définissait les qualités indispensables à un député de ce tiers état, riche en vertus et en talents, et sur lequel les autres ordres avaient la prétention de continuer leur injuste domination. S'il ne se croit pas un mérite suffisant pour représenter ses compatriotes, il croit pouvoir du moins leur donner de sages conseils et mettre au jour quelques idées utiles dans une aussi grave circonstance : « J'ai un cœur droit, une âme ferme; je n'ai jamais su plier sous le joug de la bassesse et de la corruption... Si l'on a un reproche à me faire, c'est celui de n'avoir jamais su déguiser ma façon de penser, de n'avoir jamais. dit: Oui, lorsque ma conscience me criait de dire : Non...; de n'avoir jamais fait ma cour aux puissances de mon pays, dont je me suis toujours cru indépendant, quelques efforts que l'on ait tentés pour me persuader qu'il n'en coûte rien pour se présenter, en se courbant, dans l'antichambre d'un grand, que particulier l'on n'aime pas, que citoyen on dé

teste. Voilà, mes chers compatriotes, l'homme qui va vous parler. Voici ce qu'il a à vous dire Vous allez avoir à nommer des représentants, et sûrement vous y avez déjà pensé. Vous allez confier à un petit nombre d'entre vous vos libertés, vos droits, vos intérêts les plus précieux; sans doute vous vous proposez de les remettre en des mains pures; mais quels soins, quelle vigilance vous devez apporter pour apercevoir la plus légère tache qui aurait pu les flétrir! Prenez-y garde, le choix est difficile; il m'épouvante lorsque j'entreprends l'énumération des vertus que doit avoir un représentant du tiers état. » Suit alors la longue énumération des qualités requises: la plus scrupuleuse probité; une élévation d'âme peu commune et n'ayant pas attendu les circonstances présentes pour se développer tout à coup; une inébranlable fermeté; une indépendance absolue; de grandes vues; un coup d'œil pénétrant, sachant découvrir dans le lointain les vérités utiles; le talent nécessaire pour défendre et faire triompher ces vérités; l'éloquence du cœur, sans laquelle on n'arrive pas à persuader. li faut enfin que l'élu de la nation soit incapable de rétrograder, se montre inabordable à toutes les séductions, soit incorruptible, en un mot. « Incorruptible! c'est le nom dont lui-même il sera bientôt universellement baptisé; et, il faut bien le reconnaître, ces qualités exquises dont il exige qu'un représentant du peuple soit pourvu, il les posséda toutes au plus haut degré.» (HAMEL, Histoire de Robespierre.)

« Défiez-vous,» ajoutait-il, « du patriotisme de fraiche date, de ceux qui vont partout prônant leur dévouement intéressé, et des hypocrites qui vous méprisaient hier et qui vous flattent aujourd'hui pour vous trahir demain. Interrogez la conduite passée des candidats: elle doit être le garant de leur conduite future. Pour servir dignement son pays, il faut être pur de tout reproche. » Quant à lui, s'il n'était besoin que d'être animé du sincère amour du peuple et de la ferme volonté de le défendre, il pourrait aussi

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