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ESS AI fur la Médiocrité des Conditions, traduit de l'Anglois de M. Hume.

UN
Un ruiffeau rencontrant fur fon paffage

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un autre ruiffeau avec lequel il avoit été long-temps uni de la plus étroite amitié, lui dit avec un ton de hauteur & de dédain: « Quoi! mon frere, toujours dans le même état ! toujours foible & ram"pant ! N'êtes-vous pás honteux en me voyant? Moi, qui n'étois, il y a quel» que temps, que votre égal, me voilà à préfent une grande riviere, & je ferai » dans peu le rival du Rhin & du Danube, » pourvu que ces pluies favorables conti» nuent à étendre mes bords. Il eft vrai, répondit l'humble ruiffeau, que vous " êtes devenu bien confidérable; mais il » me femble que vous êtes devenu en » même temps un peu bruyant & fangeux. » Pour moi, je fuis content de rouler mes flots avec moins de fracas, & plus de pureté.

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Sans m'arrêter à fuivre les applications de cette fable, elle me donnera lieu de comparer les différens états de la vie, & de faire fentir à ceux de mes Lecteurs qui fe trouvent placés dans une condition

médiocre, combien elle eft préférable à toutes les autres; la plus grande partie des hommes, capables de réflexion, font dans cette claffe ; c'eft à eux principalement que doivent être adreffés les difcours de morale. Les grands trop livrés aux plaisirs, & les petits trop occupés à pourvoir aux befoins preffans de la vie, ne peuvent guere prêter l'oreille à la voix paifible ide la philofophie. Les conditions moyennes plus heureufes à bien des égards, le font furtout, en ce qu'on y trouve un bonheur que l'on peut contempler à fon aife, & dont les charmes, augmentent à mesure que l'on compare cet état avec ceux qui font au deffus & au deffous.

Je

La priere d'Agur eft affez connue, vous demande deux choses, grand Dieu! » ne me les refufez pas avant que je meure. Ecartez de moi la vanité & le menføngee » mettez moi entre les richeffes &lap pau» vreté, & donnez-moi la nourriture qui » me convient, de peur que dans l'abon » dance je pe vous méconnoiffe, & ne demande: Qui eft le Seigneur ? Ou de » peur que dans l'indigence je ne devien» ne méchant, & ne prenne le nom de » mon Dieu en vain. Cette priere nous fait envifager avec raifon les conditions médiocres, comme plus propres à mettre

la vertu dans une parfaite fécurité. J'ajouterai qu'elles fourniffent plus d'occafions de la faire paroître, & qu'elles ouvrent la plus libre carriere à toutes les bonnes qualités dont un homme peut être doué. Il ne refte guere aux hommes, qui font placés dans les derniers rangs, d'autres vertus à pratiquer que la patience, la réfignation, l'induftrie & la probité. Ceux qui font élevés aux plus hauts degrés, penvent faire briller la générofité, l'humanité, l'affabilité, la bienfaisance. Celui qui fe: trouve entre ces deux extrêmes, peut exercer les premieres vertus envers fes fupérieurs, & les dernieres envers fes inférieurs. Toutes les qualités morales qui orneront fon ame, peuvent fe montrer & développer leur activité, & il s'affurera par-là de fes progrès dans la vertu, plus aifément que fi fes bonnes qualités ref toient fans objet & fans action.

Mais il y a une autre vertu qui ne fe rencontre guere qu'avec l'égalité, & qui par conféquent femble particuliérement réfervée aux conditions moyennes de la fociété. Cette vertu eft l'amitié. Il y a fans doute des ames généreufes qui ne peuvent s'empêcher d'envier aux grands le pouvoir flatteur d'obliger, quand ils le veulent, leurs femblables, & de s'acquérir l'eftime &

l'amitié des gens de mérite. Affez heureux pour ne faire jamais d'avances inutiles, ils ne font point obligés de fe lier à des gens pour qui ils ne fe fentent aucun penchant s au lieu que les hommes d'un état inférieur font fouvent expofés à voir leurs offres d'amitié dédaignées, lors même qu'ils fentent plus vivement le prix & le besoin de l'amitié. Mais s'il eft plus facile aux grands de fe faire des amis, ils ne peuvent pas compter avec autant de confiance fur leur fincérité, que les hommes d'un rang moins élevé. Les faveurs qu'ils répandent, attirent à eux plus de flatteurs que d'amis. On a très-bien obfervé que nous nous attachons davantage, par les fervices que nous rendons que par ceux que nous recevons., & qu'un homme s'expofe à perdre fes amis par les bienfaits mêmes dont il les accable, Je choifirois donc une condition médiocre, & je voudrois que mes engagemen's avec mon ami fuffent ferrés par des fervices réciproquement reçus & rendus. J'ai l'ame trop haute pour vouloir que les obligations fuffent toutes de mon côté, & fi elles étoient du côté de mon ami, je craindrois auffi que fa fierté n'en fût bleffée, & la liberté & l'égalité de notre union que n'en fuffent altérées.

Nous remarquerons auffi que cette mé

diocrité d'état n'eft pas moins favorable aux développemens des lumieres & des talens, qu'à ceux de la vertu ; elles nous met plus à portée de parvenir à la connoiffance des hommes & des affaires, qu'un rang plus élevé. Un homme privé pénette plus librement dans les détails de la vie humaine chaque chofe fe préfente à lui dans fon vrai point de vue, & avec fes couleurs naturelles ; il a plus de loifir pour faire des obfervations: il eft animé d'ailleurs par un motif d'ambition qui le porte à étendre fes connoiffances; il fent qu'il ne peut prétendre à aucune forte de diftinction & de fupériorité dans le monde que par fa propre induftrie. Je n'oublierai pas une remarque qui pourra paroître un peu finguliere; c'est que la Providence a fagement réglé que les conditions médiocres feroient plus favorables aux progrès de nos talens naturels; parce qu'il faut en effet plus de capacité pour remplir les devoirs de ces conditions, que pour fe conduire dans celles d'un ordre fupérieur. On feroit un grand Monarque avec moins d'efprit & moins de force de génie, qu'il n'en faut pour faire un bon Avocat & un habile Médecin. Prenons une fuite de Rois placés fur le trône par leur naiffance; les Rois d'Angleterre, par exemple, qui ne

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