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dis-je en langue franque, tu ne peux nous hair, tu ne nous connais pas même; nous ne te haïssons pas non plus, tu n'es pas l'auteur de nos maux, tu les ignores. Nous savons porter le joug de la nécessité qui nous a soumis à toi. Nous ne refusons point d'employer nos forces pour ton service, puisque le sort nous y condamne; mais en les excédant, ton esclave nous les ôte et va te ruiner par notre perte. Crois-mci, transporte à un homme plus sage l'autorité dont il abuse à ton préjudice. Mieux distribué, ton ouvrage ne se fera pas moins, et tu conserveras des esclaves laborieux dont tu tireras avec le temps un profit beaucoup plus grand que celui qu'il te veut procurer en nous accablant. Nos plaintes sont justes, nos demandes sont modérées. Si tu ne les écoutes pas, notre parti est pris: ton homme vient d'en faire l'épreuve; tu peux la faire à ton tour.

Je me tus; le piqueur voulut répliquer. Le patron lui imposa silence. Il parcourut des yeux mes camarades, dont le teint hâve et la maigreur attestaient la vérité de mes plaintes, mais dont la contenance au surplus n'annonçait point du tout des gens intimidés. Ensuite, m'ayant considéré de rechef: Tu parais, dit-il, un homme sensé; je veux savoir ce qui en est. Tu tances la conduite de cet esclave: voyons la tienne à sa place; je te la donne et le mets à la tienne. Aussitôt il ordonna qu'on m'ôtât mes fers et qu'on les mît à notre chef: cela fut fait à l'instant.

Je n'ai pas besoin de vous dire comment je me conduisis dans ce nouveau poste, et ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. Mon aventure fit du bruit, le soin qu'il prit de la répandre fit nouvelle dans Alger le dey même entendit parler de moi et voulut me voir. Mon patron m'ayant conduit à lui, et voyant que je lui plaisais, lui fit présent de ma personne. Voilà votre Emile esclave du. dey d'Alger,

Les règles sur lesquelles j'avais à me conduire. dans ce nouveau poste découlaient de principes qui ne m'étaient pas inconnus : nous les avions discutés durant mes voyages; et leur application, bien qu'imparfaite et très en petit, dans le cas où je me trouvais, était sûre et infaillible dans ses effets. Je ne vous entretiendrai pas de ces menus détails, et ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre vous et moi. Mes succès m'attirèrent la considé.' ration de mon patron.

Assem Oglou était parvenu à la suprême puissance par la route la plus honorable qui puisse y conduire; car, de simple matelot, passant par tous les grades de la marine et de la milice, il s'était successivement élevé aux premières places. de l'état, e-après la mort de son prédécesseur, il fut élu pour lui succéder par les suffrages unani-' mes des Turcs et des Maures, des gens de guerre et des gens de loi. Il y avait douze ans qu'il remplissait avec honneur ce poste difficile, ayant à gouverner un ocuple indocile et barbare, une sol

datesque inquiète et mutine, avide de désordre et de trouble, qui, ne sachant ce qu'elle désirait elle-même, ne voulait que remuer, et se souciait peu que les choses allassent mieux pourvu qu'elles allassent autrement. On ne pouvait pas se plaindre de son administration, quoiqu'elle ne répondit pas à l'espérance qu'on en avait conçue. Il avait maintenu sa régence assez tranquille : tout était en meilleur état qu'auparavant, le commerce et l'agriculture allaient bien, la marine était en vigueur, le peuple avait du pain. Mais on n'avait point de ces opérations éclatantes (*)....

(*) Il est d'autant plus à regretter que Rousseau n'ait pas continué cet ouvrage, que, dans une lettre à Du Peyrou, du 6 juillet 1768, où il le prie de lui en envoyer le manuscrit, il annonce le désir de le revoir, « pour remplir, par un peu de «< distraction, les mauvais jours d'hiver. Je conserve, ajoute-t il, << pour cette entreprise un faible que je ne combats pas, parce « que j'y trouverais au contraire un spécifique utile pour occu<< per mes momens perdus, sans rien mêler à cette occupation qui me rappelât le souvenir de mes malheurs ni de rien qui « s'y rapporte. >>

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La lettre de M. Prevost qu'on va lire, prouve que le manuscrit lui fut en effet renvoyé; mais Rousseau, dominé malheureusement par ces idées chagrines dont il voulait d'abord se distraire, ne fit que s'en nourrir et s'en pénétrer davantage en écrivant ses Dialogues et ses Rêveries

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ET PARTICULIÈREMENT SUR LA SUITE DE L'
L'ÉMILE,
OU LES SOLITAIRES.

MESSIEURS,

L'avantage dont j'ai joui de voir souvent J.-J. Rousseau dans sa vieillesse, m'a donné lieu de faire quelques remarques que je hasarde de vous communiquer. Ce sont de petits faits liés à un grand nom, qu'il vaut mieux recueillir que laisser perdre....

Je sais qu'il avait brûlé quelques-uns de ses manuscrits ses œuvres posthumes ont fait con naître les plus intéressans de ceux qu'il avait épargnés.... Je lui ai ouï dire qu'à son départ de Londres il avait fait un grand feu d'une multitude de notes destinées à une édition d'Emile, et qui l'embarrassaient en ce moment.

Rousseau ne m'avait jamais mis dans la confi

(*) 1804, tome II, page 211. Cette intéressante collection, commencée en 1804, et qui a fini en 1808, comprend 17 volumes.

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LETTRE SUR J. J. ROUSSEAU.

dence de ses Mémoires; il n'avait fait que me les nommer à l'occasion de la crainte qu'il eut de les avoir perdus. Mais il me procura un très-vif plaisir par la lecture qu'il voulut bien me faire du supplément à l'Emile. Ce morceau a paru dans l'édition de Genève, sous le titre d'Emile et Sophie, ou les Solitaires. Il est demeuré imparfait, et finit à l'époque où Emile devint esclave du dey d'Alger.... Rousseau ne s'en tint pas à la lecture de ce fragment, qui acquérait un nouveau prix par l'accent passionné de sa voix, et par une certaine émotion contagieuse à laquelle il s'abandonnait. Animé lui-même par cette lecture, il parut reprendre la trace des idées et des sentimens qui l'avaient agité dans le feu de la composition. Il parla d'abondance avec chaleur et facilité (ce qu'il faisait rarement), il me développa divers événemens de la suite de ce roman commencé, et m'en exposa le dénouement. Le voici tel que me le fournissent quelques notes faites de mémoire. On sera, j'espère, assez juste pour ne pas imputer à l'auteur ce qu'il peut offrir d'irrégulier dans une esquisse aussi légère, et qui, sans être infidèle, peut dérober quelques traits que le tableau eut fait ressortir.

DENOUEMENT DES SOLITAIRES.

Une suite d'événemens amène Emile dans une île déserte. Il trouve sur le rivage un temple orné

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