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à la fin le plus doux des sentimens à peu près comme ces amitiés qui n'ont d'abord rien de vif, ni de tumultueux, mais qui sans agitation et sans secousse pénètrent l'âme, offrent plus l'image du bonheur, que d'une passion, et dont le charme. insensible augmente à mesure qu'on s'y habitue.

Au reste, en accordant aux Grecs la palme du goût, tous les peuples ont fait un acte de reconnoissance, puisque tous se sont approprié Homère et Anacréon, Démosthènes et Socrate, Thucidide et Xénophon, Aristote et Platon, Phidias et Praxitele.

En passant de la Grèce à Rome, on éprouve à peu près le même sentiment qu'un voyageur éprouveroit, en se trouvant transporté tout à coup du climat voluptueux de l'ancienne Ionie sur le haut des Alpes, d'où il découvriroit un horizon plus vaste et une nature plus majestueuse, mais sous un ciel moins pur et au milieu d'une atmosphère moins douce et moins légère.

Chez les Romains, tout fut grave, lent et austère. A mesure qu'ils étendirent leurs conquêtes, ne surent que piller les monumens des arts, sans chercher à les imiter.

ils

Ce furent des Grecs qui bâtirent leurs temples, leurs portiques et leurs ares de triomphe. Ce furent encore des Grecs qui leur donnèrent les premières

leçons de philosophie, de sciences et de belleslettres.

La langue latine, formée des débris du vieux toscan, composée de sons âpres et rudes, n'eut ďabord ni variété, ni précision, ni douceur.

La langue est le tableau de la vie ; c'est l'assemblage de toutes les idées d'un peuple manifestées au dehors par des sons. Or, les Romains des premiers siècles, vivant au milieu des armes ou des charrues, ne pouvoient acquérir un grand nombre d'idées, ni créer les signes qui les représentent pauvres et austères, leur genre de vie leur interdisoit cette foule de sensations variées et délicates qui, en frappant légèrement les sens, passent d'abord dans' l'âme, et puis dans les langues qu'elles enrichissent.

Ignorant ce qu'on appelle société, qui, chez tous les peuples, est le fruit du luxe et de l'oisiveté, ils n'avoient point cette foule de sentimens et d'idées qu'elle fait naître, ni ces nuances fines de langage qui les expriment. Enfin, peu accoutumés à méditer, la partie du langage qui peint les idées abstraites et les mouvemens de l'âme, se repliant sur elle-même, leur devoit être et leur étoit en effet inconnue.

«Les langues ont besoin, pour se perfectionner, du concours des philosophes et des poëtes. Elles doivent aux philosophes cette universalité de signes

qui en font le tableau de la vie, cette justesse qui marque avec précision tous les rapports et toutes les différences des objets, cette analogie qui, dans la création des signes. les fait naître les uns des autres, cet arrangement qui, de la combinaison des mots, fait sortir l'ordre et la clarté des idées; enfin cette régularité qui, comme dans un plan de législation, embrasse tout, prévoit tout, et suit partout le même principe et la même loi.

Mais d'un autre côté, ce sont les poëtes qui donnent aux langues l'éclat, le mouvement et la vie; ce sont eux, qui, étudiant la marche passionnée des idées, apprennent aux signes à se passionner comme elles. Les poëtes étudient dans la nature tout ce qui donne des impressions ou agréables ou fortes, et transportent ensuite ces beautés dans le langage. Ils attachent, par une sensation, un corps à chaque idée, ils donnent à des signes immobiles le mouvement, l'éclat à des signes abstraits, et à des êtres invisibles des rapports avec tous les sens. Ainsi, ce seroit aux philosophes à construire l'édifice des langues, et aux poëtes à les décorer (1). »

Ce fut ce concours des poëtes et des philosophes qui donna à la langue des Grecs sa per

(1) Discours préliminaire du nouveau Dictionnaire de la langue françoise, par Rivarol; et Elémens de littérature, par Marmontel.

fection et sa beauté. Leurs artistes mêmes, en les accoutumant à porter un œil plus attentif sur la nature, pour bien juger et du degré d'imitation, et du choix des objets, contribuèrent peut-être à étendre les idées de ce peuple et son langage.

Mais les Romains furent privés de tous ces secours, dans l'espace de près de 600 ans. Il ne faut done pas s'étonner si le goût, qui tient tant aux arts, à l'éloquence et à la poésie, naquit si tard à Rome.

Il n'y eut pas un orateur qu'on pût citer avant Tib. Gracchus, et pas un poëte avant Ennius.

Mais enfin, lorsque les conquérans eurent trouvé dans le pays conquis des leçons, des maîtres et des modèles, lorsque les richesses du monde, en introduisant à Rome la politesse et le luxe, y eurent fait germer le goût, alors l'éloquence et la poésie prirent un vol rapide, et bientôt après Rome put opposer Cicéron à Démosthènes, César à Périclès, Virgile à Homère, Tite-Live à Thucidide, et Catulle à Anacreon.

Les Espagnols, les Italiens, les Allemands et les Anglois se sont disputé le riche héritage des Grecs et des Romains; mais les François seuls l'ont recueilli. Les Espagnols nous opposent leur Michel Cervantes, les Italiens leur Torquato Tassa, les Allemands leur Goethe et leur Wie land, les Anglois leur Milton, leur Pope et leur Adisson. Nous avouons sans peine le mérite de

ces illustres étrangers; mais ce mérite n'est pas assez grand pour nous faire oublier celui de nos grands écrivains, encore moins pour nous déterminer à leur céder la prééminence.

Que les Espagnols vantent leur goût majestueux, des Italiens leur goût délicat, les Allemands leurs mœurs pastorales, les Anglois leurs ouvrages philosophiques, chacun d'eux convient qu'après lui, le François mérite la première place dans la hiérarchie littéraire: n'est-ce pas, dans le fait, la lui accorder exclusivement?

}

1

N'est-ce pas le François qui a réussi dans tous les genres ? N'est-ce pas lui qui a donné à tous les peuples de l'Europe un théâtre, des livres, deshabits, du goût, des manières, une langue enfin, et des jouissances inconnues avant le siècle de Louis XIV? Il peut citer avec orgueil en poésie dramatique Corneille, Racine, Molière et Voltaire; en poésie didactique, Despréaux, Racine le fils Jet Jacques Delille; en éloquence, Bossuet, Massillon, Servan, Buffon et J. J. Rousseau; en philosophie, Descartes, Mallebranche, Pascal, Fontenelle, d'Alembert et Lagrange ; en histoire, Vertot, Rollin, Fleury, Vély, De Thou, SainteCroix et Montesquieu, etc........ Nous aurions pu facilement doubler cette liste ; mais les noms que nous venons de citer, suffisent pour imposer

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