Page images
PDF
EPUB

que des canaux dérivés de cette source primitive par les législateurs et les philosophes de la nation la plus heureusement organisée qui fût jamais: on eût dit au siècle de Philippe et d'Alexandre, qu'un nouvel astre s'étoit levé sur la seconde patrie des arts et des sciences. La philosophie que Socrate avoit fait descendre du ciel, rappeloit à la vertu par la bouche des Platon et des Aristote. Eschyne et Démosthène lançoient les foudres de l'éloquence. Euripide et Sophocle réchauffoient dans les ceeurs l'amour de la liberté. Aristophane et Ménandre exerçoient la censure des moeurs. Le ciseau dans la main de Phydias, donnoit la vie au marbre; le pinceau, dans celles d'Appelles, reproduisoit les grâces et les richesses de la belle nature. Thucydide et Xénophon conservoient dans les fastes immortels de l'histoire, la gloire de leur patrie. Rome dompte la Grèce, la Grèce instruit Rome, et les sciences et les arts sont transplantés dans un autre climat : ils s'enfuient de Constantinople, dans le quinzième siècle, à l'approche de la barbarie, pour se réfugier en Italie dans le sein des Médicis. La généreuse protection de Louis XIV les appelle en France, et les communique à toute l'Europe. Quels siècles ! Je ne me livrerai pas aux réflexions qu'ils font naître sur le pouvoir qu'un prince a, pour ainsi dire, de créer les talens, sur la gloire que les Auguste retirent des bienfaits prodigués aux.sciences, sur la propriété qu'a le feu du génie d'élever un peuple au-dessus des autres peuples, de vivifier. le germe des vertus et des grandes qualités, sur cette espèce de confraternité, qui rend les arts et les hommes

[ocr errors]

qui s'y distinguent, presque toujours contemporains; enfin sur la fatalité qui ne permet pas aux talens de se fixer à une certaine perfection, lorsqu'ils y sont parvenus, et les repousse par degrés jusque dans leur première barbarie.

Faut-il être surpris après cela qu'un charme singulier soit attaché à la lecture de l'histoire! Cette variété de matières curieuses et intéressantes doit naturellement attirer notre esprit et seconder le vœu de la nature. Que serace, si à cet attrait se joignent le plaisir de vivre en quelque sorte dans tous les temps et dans tous les lieux ; l'intérêt que le cœur prend sans s'en apercevoir, aux événemens et aux personnages que nous voyons sur la scène; la surprise de retrouver dans l'histoire ancienne, ses contemporains, ses amis, ses ennemis, soi-même; Pinstruction facile que nous trouvons en nous recréant, et tant d'autres causes semblables; c'est sans doute par tous ces intérêts réunis qu'on a dit que l'histoire plaisoit infailliblement, de quelle manière qu'elle fût écrite.

Nous cherchons à exister autant qu'il est possible. Nous voudrions nous multiplier pour être en plusieurs lieux, et nous reproduire pour vivre dans tous les temps. L'histoire, en nous transportant dans tous les âges, dans tous les pays, nous fait en quelque sorte, vivre hors de notre patrie et de notre siècle.

Lorsqu'on s'instruit des moeurs d'un peuple, lors qu'on l'a vu agir dans l'histoire, lorsqu'on l'a suivi dans sa marche, il n'est plus étranger pour nous; nous devenons les compatriotes de l'Indien et du Chinois; leur

physionomie et leur pays nous sont familiers; nous les jugeons selon leurs lois et leurs connoissances, parce que nous vivons en quelque manière avec eux, et que nous nous mettons à leur place. Je puis l'assurer, le monde devient la patrie de celui qui, par l'étude de l'histoire le connoît comme sa terre natale. Un habitant de la campagne, qui qui n'est pas sorti de son hameau, ne connoît d'autre patrie que son hameau; le reste du royaume qu'il n'habite point lui est, à certains égards, aussi étranger

que

le peuple le plus éloigné. Le voyageur qui voit et prend successivement les mœurs des différentes nations, parvient insensiblement à se regarder comme s'il étoit né parmi elles. Tel est l'effet que doit naturellement proTM duire l'étude de l'histoire. Ce que je dis des lieux, je le dis aussi des temps; l'illusion est la même. Lorsque l'histoire d'Athènes nous est bien présente à l'esprit, nous croyons vivre avec les Alcibiade, les Aristide, les Miltiade, les Cimon, etc. La preuve de cette illusion est dans l'intérêt que nous prenons aux événemens, dont nous lisons le récit, et aux personnages dont on nous présente les actions. Qui est-ce qui ne s'attendrit pas sur les cendres de Léonidas et des trois cents Spartiates morts généreusement aux Termopyles pour le salut de la Grèce ? qui ne lève pas la main pour écarter les traits lancés sur Horace, lorsqu'il défend le pont Sublicien contre toute une armée ? qui ne tremble pas pour la liberté de Rome poursuivie par les Tarquins ? qui ne soupire pas après la dé– livrance de Syracuse persécutée par les Denys? qui n'a pas pleuré sur les ruines de Carthage? qui ne gémit point

sur le sort de tous les héros qui sauvèrent à Pavie le père des lettres ?

Nous avons éprouvé tous ces mouvemens; et de quelle agréable surprise n'avons-nous pas été frappés, lorsque les événemens anciens nous ont retracés ce que nous voyons sous nos yeux, lorsque la rivalité de Rome et de Carthage nous a ramenés à celle de deux nations modernes. Nous avons souvent retrouvé notre siècle dans les siècles écoulés, notre nation dans les nations étrangères, nos contemporains et nous-mêmes dans les portraits de l'histoire? Quelles instructions n'avons-nous pas retirées des exemples des autres, des leçons données à nos pareils, de leurs succès et de leurs fautes, en un mot de l'expérience de tous les siècles et de tous les lieux ?

les

C'est dans l'Histoire que s'éleveront, à l'école de César, de Condé, de Turenne, les généraux d'armée; c'est là que sur le modèle de Sully (je n'ose en nommer d'autres) se formeront les ministres; les Duguesclin, les Montmorency y donneront des leçons aux héros ; L'Hôpital, les De Thou, les Lamoignon, les Daguesseau y instruiront les magistrats. C'est enfin dans l'Histoire que se développera le génie des grands hommes dans tous les genres; et il ne s'agit pas pour en retirer quelque fruit, de s'enfoncer dans les recherches de l'érudition, de découvrir les circonstances ignorées d'un fait indifférent, d'accorder les historiens entr'eux, de parcourir le labyrinthe de la chronologie pour découvrir une date. Prenez les événemens et les hommes tels que les bons historiens vous les peignent, sans avoir égard à des diffé

rences légères qui les divisent: malgré leurs erreurs et leurs oppositions, ils vous en diront toujours assez pour vous instruire d'une manière facile, sans vous rebuter par les épines qui environnent les autres connoissances. Cette étude, en vous éclairant, vous rendra meilleur : c'est ce qu'il faut prouver.

L'homme se forme à la vertu, lorsqu'en l'instruisant sur ses devoirs vous lui en inspirez le goût; lorsqu'en les lui faisant chérir vous lui présentez en même temps de puissans motifs pour les remplir.

L'Histoire nous donne une connoissance de nousmêmes, que nous ne pourrions acquérir dans la société que par une expérience longue, pénible et souvent funeste. Cette connoissance a sur nos actions une influence bien salutaire : nous avons beau être instruits de nos devoirs par la théorie, nous nous égarons souvent par imprudence, si cette boussole nous manque; il faut connoître les passions pour s'en méfier, pour les prévenir et pour les réprimer; il faut savoir sous quels dehors se dé→ guise le vice, pour être en garde contre la séduction; il faut avoir étudié le cœur humain pour avoir vu comment la faute attire le crime, et le crime le forfait, avoir exa→ miné la facilité de tomber et les ressources pour se relever, avoir calculé l'action et l'ascendant réciproques des passions sur la raison, ou de la raison sur les passions : science sublime, étude profonde, dans laquelle nous ne ferons pas de grands progrès avec nos seules observations personnelles, parce que nous ne vivons pas assez, ni avec les autres, ni avec nous-mêmes. Les livres de morale

« PreviousContinue »