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CHAPITRE XXIII.

CONTINENCE DE SCIPION.

SCIPION l'Africain joignoit aux qualités guerrières qui

font les héros, les vertus morales qui font les grands hommes, et le rendirent un objet d'amour et de vénération pour toute l'antiquité.

Il n'avoit que vingt-quatre ans vingt-quatre ans lorsqu'il fut envoyé en Espagne ; et n'en mit que quatre à conquérir ce beau pays. Il battit les Carthaginois, et prit Carthagène en un seul jour. Parmi les prisonniers que les Romains firent à la prise de cette ville, se trouvoit une jeune Espagnole dont la rare beauté surpassoit l'éclat de sa naissance. Elle appartenoit de droit au vainqueur. Ce vainqueur étoit alors jeune et sans engagemens : Et juvenis, et cœelebs, et victor, dit Valère Maxime. Mais elle étoit fiancée à un jeune prince celtibérien, nommé Allucius, et Scipion savoit également vaincre les ennemis de Rome et ses passions. Il manda Allucius dans sa tante, et lui tint ce discours : « Nous sommes jeunes, vous et moi, ce qui fait que je vous parlerai avec plus de confiance et de liberté. On m'a dit que vous aimiez, et que vous deviez épouser une jeune et belle prisonnière que j'ai sous ma garde. J'ignore ce que vous feriez à ma place', mais je me trouve heureux de vous la rendre telle qu'elle est sortie de la

maison de son père et de sa mère. Le seul prix que je mets à ce bienfait, c'est que vous deveniez l'ami du peuple romain. >>

Allucius, pénétré de joie et de reconnoissance, embrassoit les genoux de Scipion, et prioit les dieux de verser tous leurs dons sur un si généreux vainqueur.

Dans le même moment, les parens de la jeune prisonnière apportèrent sa rançon; elle étoit considérable et proportionnée au rang qu'ils tenoient dans le pays. Ils la déposèrent aux pieds de Scipion, qui leur dit : « Je l'accepte, mais c'est pour la rendre à votre fille, à qui j'en fais un présent de noces. >>

Depuis ce temps, Allucius ne cessa d'être l'ami le plus. zélé des Romains; et dès le lendemain, il vint trouver Scipion avec un corps de 1400 cavaliers, qui rendirent de grands services à leurs nouveaux alliés. Pour éterniser sa reconnoissance, Allucius fit graver sur un bouclier d'argent, la belle action de Scipion, et lui en fit présent. Ce bouclier, que Scipion emporta avec lui, fut englouti dans le Rhône avec une partie du bagage de l'armée, lors de son retour en Italie. Il étoit resté dans ce fleuve jusqu'en 1665, qu'il fut trouvé par des pêcheurs. Il est aujourd'hui dans le cabinet des médailles.

CHAPITRE XXIV.

DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.

འདའ་

QUELQUES jours après que Sylla șe fut démis de la

dictature, j'appris que la réputation, dont je jouissois parmi les philosophes, lui faisoit souhaiter de me voir. Il étoit à sa maison de Tibur, où il jouissoit des premiers momens tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui, le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Et, dès que nous fùmes seuls: Sylla, lui dis-je, vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de médiocrité qui afflige presque tous les humains? Vous avez renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous donnoient sur tous les hommes. La fortune semble être gênée de ne plus vous élever aux honneurs.

Eucrate, me dit-il, si je ne suis plus en spectacle à l'univers, c'est la faute des choses humaines qui ont des bornes, et non pas la mienne. J'ai cru avoir rempli ma destinée, dès que je n'ai plus eu à faire de grandes choses. Je n'étois point fait pour gouverner tranquillement un peuple esclave. J'aime à remporter des victoires, à fonder ou détruire des États, à faire des ligues, à punir un usurpateur; mais pour ces minces détails de gouvernement où les génies médiocres ont tant d'avantages, cette lents

exécution des lois, cette discipline d'une milice tranquille, mon âme ne sauroit s'en occuper.

Il est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté tant de délicatesse dans l'ambition! Nous avons bien vu de grands hommes peu touchés du vain éclat et de la pompe qui entourent ceux qui gouvernent; mais il Ꭹ en a bien peu qui n'aient été sensibles au plaisir de gouverner, et de se faire rendre, à leur fantaisie, le respect qui n'est dû qu'aux lois.

Et moi, me dit-il, Eucrate, je n'ai jamais été si peu content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome, et qu'ayant regardé autour de moi, je n'ai trouvé ni rivaux, ni ennemis. J'ai cru qu'on diroit quelque jour que je n'avois châtié que des esclaves. Veux-tu, me suisje dit, que dans ta patrie, il n'y ait plus d'homines qui puissent être touchés de ta gloire? et puisque tu établis la tyrannie, ne vois-tu pas bien qu'il n'y aura point, après toi, de prince si lâche que la flatterie ne t'égale, et ne pare de ton nom, de tes titres et de tes vertus mêmes.

Seigneur, vous changez toutes mes idées, de la façon dont je vous vois agir. Je croyois que vous aviez de l'ambition, mais aucun amour pour la gloire : je voyois bien que votre âme étoit haute, mais je ne soupçonnois pas qu'elle fût grande : tout, dans votre vie, sembloit me montrer un homme dévoré du désir de commander, et qui, plein des plus funestes passions, se chargeoit, avec plaisir, de la honte, des remords et de la bassesse même attachés à la tyrannie; car, enfin, vous avez tout

sacrifié à votre puissance; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains; vous avez exercé, sans pitié, les fonctions de la plus terrible magistrature qui fût jamais. Le sénat ne vit qu'en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu'un vous dit : Sylla, jusqu'à quand répandras-tu le sang Romain? Veux-tu ne commander qu'à des murailles? Pour lors, vous publiâtes ces tables, qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.

Et c'est le sang que j'ai versé, qui m'a mis en état de faire la plus grande de toutes mes actions: si j'avois gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille, que l'ennui, que le dégoût, qu'un caprice m'eussent fait quitter le gouvernement! mais je me suis démis de la dictature dans le temps qu'il n'y avoit pas un seul homme dans l'univers, qui ne crût que la dictature étoit mon seul asile. J'ai paru devant les Romains, citoyen au milieu de mes concitoyens, et j'ai osé leur dire: je suis prêt à rendre compte de tout le sang que j'ai versé pour la république ; je répondrai à ceux qui viendront me demander leur père, leur fils, ou leur frère. Tous les Romains se sont tus devant moi.

Cette belle action dont vous me parlez me paroît bien imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous, le nouvel étonnement dans lequel vous avez mis les Romains. Mais comment osâtes-vous leur parler de vous justifier, et prendre pour juges des gens qui vous devoient tant de vengeances. Quand toutes vos actions n'auroient été que sévères pendant que vous étiez le maître, elles. devenoient des crimes affreux, dès que vous ne l'étiez plus.

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