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[Assemblée nationale législative.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1 décembre 1791.]

la ville de Saint-Malo demande à être admise à la barre pour lire une adresse relative à la révolte des nègres de Saint-Domingue et aux secours à donner à cette colonie.

(L'Assemblée décrète que les députés de SaintMalo seront admis sur-le-champ.

La députation de la ville de Saint-Malo est introduite à la barre.

M. Fournier-Varennes, orateur de la députation, s'exprime ainsi :

Monsieur le Président et Messieurs, les commissaires de l'assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue vous ont présenté hier le tableau des malheurs épouvantables de la plus riche partie de l'Empire français. Cette superbe colonie a été et est encore sur le bord du précipice. Le volcan qui en a ravagé la plus belle portion paraît avoir ralenti un instant ses fureurs la cause qui l'alluma est toujours existante. La France connaît et nomme les monstres qui se sont parés des dehors de la bienfaisante humanité, et ont emprunté son langage affectueux pour allumer les flambeaux des furies, et répandre sur toute la face de la terre, des principes destructeurs de toutes les bases de la société.

:

Jouissez, philanthropes hypocrites, jouissez de vos succès ils sont dignes de vous. La partie du nord de Saint-Domingue n'est plus qu'un tas de cendres teint du sang des blancs et des noirs. Le nègre a été cruel et stupide comme le tigre des forêts d'Afrique : il s'est soustrait au pouvoir de ses maîtres, mais c'est pour établir le despotisme le plus absolu, le despotisme des chefs des hordes de la côte de Guinée. Chaque paroisse de la partie du nord a eu son despote, et ce despote sans raison, sans morale, n'ayant pour guide qu'une volonté brutale et corrompue, s'est livré à tous les excès de la férocité.

Quoique les colons aient déployé dans les combats qu'ils ont soutenus contre les nègres, cette supériorité que donne, à des hommes civilisés, la réunion des lumières, du courage et des forces, ce ne sont pas cependant leurs mains qui ont fait couler le plus de sang africain, c'est par celles de leurs chefs qu'il a été versé.

Si les nègres avaient réussi dans leur entreprise, si les vœux de leurs amis avaient été exaucés, Saint-Domingue eût bientôt offert le même tableau que l'Afrique. Nous aurions vu les repas sanglants des anthropophages, à moins que la traite des noirs n'eût soustrait les malheureuses victimes aux fureurs de leurs semblables.

L'Assemblée nationale constituante, Messieurs, avait mis les colons et leurs propriétés sous la protection spéciale de la nation ce bouclier sacré ne les a pas garantis; et aujourd'hui qu'ils viennent se jeter dans le sein de la mère patrie, pour lui demander des consolations et des secours, la calomnie les précède et les suit; leurs cruels ennemis veulent leur ôter la dernière des consolations des malheureux, la pitié. Ce n'est pas ainsi que la ville de Saint-Malo a accueilli ces colons infortunés. Cette ville, Messieurs, qui peut se vanter des services que nos pères ont rendus à la patrie, de son attachement à une Constitution fibre, et de l'ordre qui a toujours régné dans ses murs, cette ville a arrêté qu'une députation de 10 de ses citoyens se réunirait, au nom de la commune entière, aux commissaires de la partie française de Saint-Domingue, pour solliciter de l'Assemblée nationale et du roi,

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suivant les lois constitutionnelles du royaume,
l'envoi dans la colonie, de tout ce qui peut être
propre à éteindre la révolte, à soulager les
colons, à produire le rétablissement de la culture,
enfin à ramener la paix, la tranquillité et l'a-
bondance dans cette île précieuse.

Les citoyens de Saint-Malo n'ont point été sé-
duits par les paradoxes d'une fausse philanthro-
pie, ni par les abstractions d'une théorie sans
cesse en contradiction avec l'état des choses.
Ils ont parcouru le globe, ils ont vu l'homme
sur toutes les faces et sous tous les rapports
(Rires ironiques.); ils ont vu que l'Afrique, sau-
vage et esclave en même temps, est assujettie
au despotisme de la stupidité et de la fureur; ils
ont vu dans les habitants des colonies, des hom-
mes doués d'un grand courage et d'une activité
féconde. Partout ils ont vu que l'administration
des ateliers était guidée, ou par les principes de
l'humanité, ou au moins par l'intérêt personnel
bien entendu. S'ils ont vu quelques exceptions,
elles sont rares; ils en ont gémi et ils ont invo-
qué la réforme des abus.

L'intérêt du commerce s'est aussi fait entendre, et cet intérêt est celui de toute la nation. Six millions de Français in'existent que par les colonies; si elles périssent, comme on a osé en former le vœu dans la tribune nationale........ (Murmures violents et exclamations.)

Voix diverses: A l'ordre! à l'ordre! Que les pétitionnaires soient chassés de la barre!

M. Thuriot. Je demande que vous ôtiez la parole au pétitionnaire, parce qu'il n'a pas le droit d'insulter la nation; et je demande qu'il ne soit pas entendu davantage.

M. Lecointe-Puyraveau. C'est une inculpation, c'est une calomnie contre l'Assemblée. Les représentants de la nation se manqueraient à eux-mêmes, ils manqueraient à leurs commettants s'ils entendaient plus longtemps les pétitionnaires.

M. Delacroix. Monsieur le Président, je demande que vous rappeliez ces pétitionnaires au resqu'ils doivent à l'Assemblée et que vous leur continuiez la parole. (Quelques murmures.)

M. Lagrévol. Le droit de pétition est sacré sans doute; l'Assemblée le favorisera autant qu'il sera en son pouvoir, mais il ne faut pas que les pétitionnaires deviennent calomniateurs, et comme le pétitionnaire a calomnié l'Assemblée (Quelques applaudissements.), je fais la motion expresse que M. le Président rappelle le pétitionnaire à l'ordre. (Vifs applaudissements dans les tribunes.)

M. le Président. Je vais mettre aux voix la motion de M. Delacroix.

Plusieurs membres à droite : La question préalable!

(L'Assemblée décrète qu'il y a lieu à délibérer sur la motion de M. Delacroix.)

M. le Président. Je mets aux voix la motion. (L'Assemblée devient tumultueuse.)

M. Lecoz. Le pétitionnaire n'a point attaqué l'Assemblée...

Plusieurs membres: A la tribune! à la tribune! M. Lecoz (à la tribune.) Il me semble que le pétitionnaire a dit que, dans l'Assemblée nationale, on a paru prendré peu d'intérêt...

Plusieurs membres: Ce n'est pas cela, Monsieur l'abbé !

M. Lecoz veut parler le bruit couvre sa voix; il descend de la tribune.

M. Rougier-La-Bergerie. Je demande que la discussion soit fermée.

(L'Assemblée ferme la discussion et décrète la motion de M. Delacroix.)

M. le Président, s'adressant à l'orateur de la députation. Monsieur, en vertu du décret que l'Assemblée vient de rendre, je vous rappelle au respect que vous lui devez; continuez.

M. Fournier-Varennes, continuant son discours. C'en est fait de la France, l'affreuse banqueroute se montre avec toutes ses horreurs. (Murmures.)

Vous écarterez, Messieurs, les malheurs qui nous menacent. Législateurs des Français, vous fermerez les plaies qu'une secte sacrilège a faites à la patrie, et vous préviendrez les attentats qu'elle médite encore.

Le premier besoin de la colonie de Saint-Domingue est la paix. Il faut, pour l'y établir, une force publique suffisante pour réduire et ensuite pour contenir les révoltes.

Les colons ont fait des pertes immenses: toutes leurs usines, tous leurs moyens de culture sont détruits l'habitant manque de ressources. Si la patrie ne vient pas à son secours, sa ruine absofue est inévitable et entraînera celle du commerce et des manufactures toutes les parties de l'Empire en seront affectées.

Les malheurs de la colonie de Saint-Domingue et leurs causes vous sont connus. Votre sagesse, Messieurs, vous indiquera les moyens de les réparer; notre devoir sera d'y concourir de toutes nos forces.

M. le Président, répondant à la députation. Messieurs, l'Assemblée nationale a entendu avec le plus douloureux intérêt le récit des malheurs qui ont désolé les colonies. Quelle que soit la distance qui les sépare de nous, la nation n'en aura pas moins de l'affection pour les secourir, du courage pour les défendre et des regards perçants pour découvrir la source de ces maux. L'Assemblée vous permet d'assister à sa séance. (Applaudissements.)

Voix diverses: Oui! oui! - Non! non!

(Les pétitionnaires prennent place dans l'Assemblée.)

Un membre: Vous avez entendu, pendant deux jours de suite, le récit des malheurs arrivés aux colonies; vous avez entendu, et les commissaires de Saint-Domingue, et les pétitionnaires de Saint-Malo, vous indiquer d'une manière très hasardée, ce qu'ils appellent la source de tous leurs maux et accuser des citoyens d'avoir causé les troubles des colonies.

Je crois, Messieurs, qu'il est très instant, qu'il est du devoir de l'Assemblée nationale de presser, le plus qu'elle le pourra, les éclaircissements qu'elle est à même de se procurer sur les troubles des colonies. Il nous importe beaucoup, dans ces circonstances, de prouver à la France qu'il n'est pas dans notre intention de les perdre ni de les abandonner.

On a calomnié ici et les intentions de l'Assemblée nationale, et les intentions de citoyens dont la conduite va être mise au jour par le rapport qui va vous être fait. Je demande donc que, sans s'occuper d'autres affaires, à moins qu'elles ne soient instantes, l'Assemblée s'occupe d'entendre le rapport sur les colonies.

Plusieurs citoyens sont prêts à donner les

éclaircissements qu'ils ont reçus en particulier. Le comité, je le sais, a des matériaux très nombreux. Je vous prie, Messieurs, de prendre mon observation en considération, parce qu'il y a dans cette ville des gens malintentionnés, et que c'est de ce foyer que partent tous les traits de la calomnie qui viennent nous assaillir. (Applaudissements.)

M. Delacroix. Je demande qu'après la lecture du rapport du comité colonial, et toute affaire cessante, on s'occupe de celle des colonies jusqu'à ce qu'elle soit terminée.

Plusieurs membres : Non! non! Et les finances ! M. le Président. Le rapport du comité colonial est à l'ordre du jour d'aujourd'hui.

M. Tarbé. Le comité colonial n'est pas en état de faire son rapport aujourd'hui; il vous demande un délai de 10 à 15 jours.

M. Vergniaud. J'appuie la motion de M. Tarbé; il est impossible que le comité colonial vous fasse aujourd'hui le rapport que vous lui avez demandé. Les commissaires de Saint-Domingue ont lu hier une très longue pétition, qui a été renvoyée à votre comité; c'est un surcroît de travail qui doit nécessairement retarder son rapport. Il ne pourra donc vous faire le rapport sur les troubles des colonies que quand il aura connaissance lui-même de tous les faits; car c'est par là, c'est en réunissant les faits qu'il pourra parvenir à discerner les causes. Chaque jour, il arrive de nouveaux matériaux, de nouveaux renseignements; la pétition d'hier en est un exemple. Je vais moi-même vous demander la permission de vous lire une pétition individuelle qui se rapporte encore aux évènements des colonies. Ainsi, votre comité, qui a dù d'ailleurs employer beaucoup de temps à faire le dépouillement de tous les papiers relatifs à Saint-Domingue, laissés par l'ancien comité colonial, ne peut vous faire le rapport aujourd'hui. Il demande donc l'ajournement jusqu'au 10. Au reste, Messieurs, cela n'empêchera pas d'entendre ceux qui sont prêts. Je demande à l'Assemblée si elle veut entendre la pétition individuelle que je viens de lui annoncer; elle est signée par un grand nombre de citoyens. Plusieurs membres : Oui! oui !

M. Vergniaud, lisant. En prison dans la chapelle de la Providence, en date du 2 ou 3 octobre 1791.

« A Messieurs de l'Assemblée nationale,

"Du sein de l'infortune et des horreurs d'une injuste oppression, à laquelle nous ne devions pas nous attendre en arrivant dans un pays où nous comptions trouver des Français et des frères, nous sommes obligés d'employer le secours des ténèbres pour vous adresser nos réclamations et implorer votre justice, obtenir réparation de la part des colons de Saint-Domingue, et des indemnités pour les torts, les pertes et les mauvais traitements qu'ils nous font essuyer, et que nous allons vous mettre sous les yeux.

Accoutumés à jouir depuis longtemps d'une liberté que nous devons à votre sagesse et à nos efforts, nous croyions être pour jamais à l'abri des traits odieux du despotisme, et cependant nous venons d'en éprouver toutes les rigueurs malgré toutes les preuves que nous avons fournies de la pureté de nos intentions et des motifs qui nous ont conduits dans la colonie.

[Assemblée nationale législative.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [1 décembre 1791.]

Sans doute, Messieurs, vous n'ignorez pas les désastres imprévus et accidentels résultant de l'insurrection des nègres du nord de la partie française de Saint-Domingue, mais ces malheurs quelque grands qu'ils puissent être, n'autorisaient pas ceux qui les ont éprouvés et ceux qui en redoutaient les suites, à nous en faire supporter la peine, et à rejeter sur la mère patrie des calamités que la colonie a éprouvées.

« Ce sont des passagers amenés de France dans la colonie par diverses vues, qui vont présenter à votre justice, l'exposé succinct et véritable des maux qu'on leur a fait souffrir à l'époque de cette malheureuse circonstance, sans avoir égard aux passeports qu'ils ont apportés de France, et aux recommandations et sûretés qu'ils ont offerts. A peine arrivés dans la rade du Cap Français, nous avons été consignés à bord de nos navires respectifs, et cette privation de notre liberté n'a été qu'un prélude des souffrances qu'on nous a fait endurer depuis le 21 du mois de septembre. Nous avons été conduits au fort du Petit-Calet, où l'on nous a laissés 48 heures sans nous donner de vivres. Dans la nuit du 22 au 23, nous avons été transférés dans la chapelle de l'hôpital de la Providence, où nous sommes encore détenus, jusqu'à ce qu'il plaise à nos tyrans de terminer nos souffrances par notre expulsion. Voilà le sort affreux que nous font éprouver des gens injustes et cruels qui, abusant du titre sacré de la loi, ont cru sans doute devoir se venger sur nous des maux dont nous ignorons même la possibilité. Leur vengeance ne s'est pas bornée à notre détention: une nourriture malsaine, une eau putride et avariée, l'habitation d'un hôpital et le méphitisme des ordures que nous étions obligés de faire dans l'endroit même ; voilà les dangers auxquels nous avons été exposés, après une dure traversée dans un climat brûlant.

«Ils manquent tant de ménagements pour les nouveaux arrivés que plusieurs d'entre nous ont été grièvement malades et que peu s'en est fallu qu'ils n'aient succombé sous tant de maux réunis. Ceux qui en sont les auteurs prétendront-ils les autoriser en alléguant le faux prétexte de la sûreté publique? Diront-ils qu'elle dépendait entièrement de notre détention? Voudront-ils, par cette faible excuse, pallier la noirceur des mauvais traitements qu'ils nous ont fait éprouver. Eh bien ! qu'ils sachent que quand même le bien public aurait demandé la privation momentanée de notre liberté, elle devait cesser lorsque nous avons fourni les preuves de notre honnêteté et de la pureté de nos vues. Jusque-là ils devaient nous regarder comme suspects et non comme criminels, et par là même leur devoir était de vous surveiller tout au plus, et non de nous punir. Mais les colons voulaient des victimes, et comme ils attribuent à vos décrets la cause de leurs maux, il leur a été sans doute bien doux d'exercer leurs vengeances sur des malheureux Français, dont les papiers et passeports portaient l'empreinte d'une entière soumission à vos lois.

<«< Maintenant ils vont nous renvoyer dans notre pays, et nous nous sentons encore heureux de quitter un pays de désolation et d'injustice, puisque nous allons respirer de nouveaux l'air pur de la liberté. Mais, Messieurs, sous un autre rapport, est-il possible qu'un acte arbitraire de la part des colons nous occasionne impunément des pertes conséquentes et irréparables? D'abord

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nous avons fait la dépense d'une traversée d'aller qui est tout à fait perdue pour nous, puisque nous ne pouvons en retirer aucun fruit; ensuite nous voyons détruire entièrement la perspective que chacun de nous avait aperçue dans ce pays; les uns venaient en recouvrements de fonds, les autres pour gérer des habitations; certains pour prendre diverses branches de commerce, et tous dans l'intention commune d'exercer leurs talents et leur industrie avec toute la droiture et l'honnêteté convenables. Ce n'est pas une petite peine de voir renverser en un seul instant tous les soins pris depuis longlemps pour arriver au but que chacun de nous se proposait. Le temps que nous avons perdu dans le voyage doit entrer pour beaucoup dans toutes ces considérations; et s'y vous y ajoutez la dureté d'une traversée d'hiver qu'on nous fera faire sur le pont, vous aurez une juste idée du despotisme qu'on exerce impitoyablement sur nous.

« C'est pourquoi nous n'hésitons pas de vous demander justice de toutes ces souffrances, et vous prions de vouloir bien nous indemniser des frais de nos passages. Nous venons de vous retracer toutes les horreurs dont nous avons été victimes, malgré la proclamation solennelle des Droits de l'homme, que nous ne croyions pas méprisés dans une partie d'une nation régénérée. Nous sommes Français, et des hommes inhospitaliers osent aussi prendre ce titre, après nous avoir jugés, après nous avoir rejetés de leur sein. Aussi, nous soupirons tous après le moment, qui pourra nous rendre à nos vrais concitoyens, et où nous pourrons vivre libres et à l'abri des lois sages que vous avez faites pour le bonheur de la nation. Puissiez-vous, Messieurs, jeter un regard favorable sur nos humbles demandes. » (Suivent les signatures.)

Plusieurs membres: Le renvoi au comité des secours publics.

M. Vergniaud. Je demande le renvoi de cette pétition au comité colonial.

(L'Assemblée renvoie cette pétition au comité colonial.)

M. Brissot de Warville. J'ai pris l'engagement solennel de dénoncer au 1er décembre, les auteurs des troubles des colonies. Je me présente aujourd'hui pour remplir cet engagement. Je suis prêt à parler si l'Assemblée veut bien m'entendre. (Oui! oui! Applaudissements.)

Un membre: Je demande que M. Brissot ne parle qu'après le rapport du comité.

Plusieurs membres: Non! non! la question préalable.

(L'Assemblée décide, à une grande majorité, que M. Brissot sera entendu.)

M. le Président. Je dois avertir l'Assemblée qu'elle doit procéder aujourd'hui à l'élection de 4 secrétaires. Veut-elle se retirer dès maintenant dans les bureaux?

Plusieurs membres: Non! non! après le discours de M. Brissot.

(L'Assemblée décide que cette élection est renvoyée après le discours de M. Brissot.)

Plusieurs membres s'adressant à M. Brissot de Warville: A la tribune!

M. Brissot de Warville, montant à la tribune. Vous ne m'entendrez que trop. (Applaudissements à gauche.)

M. le Président. Avant d'accorder la parole à M. Brissot, j'observe à l'Assemblée qu'on a fait

la proposition d'ajourner à 10 jours ou à 15 jours le rapport du comité colonial. Plusieurs membres demandent que le rapport soit fait samedi sans autre délai.

D'autres membres demandent que la discussion soit ouverte immédiatement après le discours de M. Brissot.

Un membre: Votre comité des colonies vous demande un délai de 15 jours pour le rapport qu'il devait vous faire aujourd'hui; il vous a exposé les motifs. L'esprit de parti, l'intérêt, les soupçons multiplient les calomnies contré les colons, contre les amis des noirs, dont je crois les intentions pures. Mais, par des principes dont on peut avoir abusé pour propager ces troubles, par une dangereuse application que l'on en a fait dans les colonies, le jour de la vérité pénétrera lentement dans ce chaos. Dans ce moment, notre délibération serait prématurée, et nous ne pourrions peut-être que multiplier les troubles au lieu de les faire cesser. J'appuie donc la motion du rapporteur du comité, et je demande que le rapport qui devait être fait aujourd'hui ne le soit que dans 15 jours, parce qu'alors nous pourrons délibérer avec plus de connaissance de cause.

Un membre: J'ai l'honneur de vous assurer que ce rapport est un ouvrage long, difficile, pénible, et qui a besoin d'être mùri avec sagesse dans le comité. Je demande que vous l'autorisiez à se procurer, auprès du ministre de la marine, tous les avis officiels que ce dernier a pu recevoir relativement aux troubles des colonies.

M. Garran-de-Coulon. Je ne m'oppose pas à un délai quelconque, mais je demande qu'il soit très court. Le rapport a été fixé à aujourd'hui. Les renseignements que vous avez renvoyés à votre comité n'ont pas du beaucoup déranger son travail 5 jours peuvent suffire pour le mettre en état de vous le présenter. D'ailleurs, l'Assemblée constituante ayant rendu un décret qui abroge celui du 15 mai, et les colons du Portau-Prince ayant fait avec les hommes de couleur un concordat sur les bases de ce dernier, si les colonies veulent exécuter le décret qui abroge celui du 15 mai, le feu va se rallumer dans les colonies. Il est donc instant, pour prévenir de nouveaux désordres, d'y envoyer promptement le décret que votre sagesse vous suggérera.

M. Vergniaud. Je dis que si vous n'accordez que 5 jours au comité pour faire son rapport, il viendra au bout de ce terme vous demander encore 5 jours, peut-être même davantage; je crois que vous devez décider qu'il vous présentera son rapport du 10 au 15 décembre.

M. Grangeneuve. Je demande que la discussion soit fermée.

(L'Assemblée ferme la discussion.)

M. Maribon-Montaut. Je demande la question préalable sur la demande du comité. Les troupes destinées aux colonies doivent partir de Brest le 15 décembre. Il faut que le décret soit rendu avant le départ des troupes.

Plusieurs membres: L'ajournement au 10 décembre.

M. Maribon-Montaut. Je retire ma motion et je me rallie à la date du 10 décembre.

(L'Assemblée, consultée, décrète que le comité colonial présentera son rapport le 10 décembre.) M. le Président. La parole est à M. Brissot de Warville.

M. Brissot de Warville (1). Messieurs, un événement affreux vient de jeter Saint-Domingue dans la consternation. La révolte des noirs, la plus considérable qu'on ait encore vue dans les colonies françaises, s'est développée tout à coup vers la fin du mois d'août dernier. De lentes précautions ont été prises pour l'arrêter. Le camp des rebelles qu'on laissait si paisible au milieu de leurs ravages s'est grossi; et alors qu'on a voulu le combattre, les difficultés, les dangers ont paru s'accroître; on s'est à dessein d'abord exagéré le péril; l'assemblée coloniale a invoqué le secours des puissances étrangères, en refusant d'employer celui qu'elle avait sous la main, en n'avertissant même pas ceux qui pouvaient le diriger. Le secours des puissances étrangères a été presque nul; il a fallu combattre, avec les seules forces d'une partie de l'ile, ces rebelles, dont les progrès pouvaient enfin devenir funestes à ceux mêmes dont ils avaient d'abord servi les projets sinistres. Après quelques faibles combats qui seraient à peine des escarmouches dans une armée européenne, les noirs, battus, dispersés, ont invoqué la clémence de leurs vainqueurs; ils sont rentrés dans leur devoir. Un grand nombre de sucreries et de cafeyères brûlées, 5 à 6,000 nègres pris ou pendus, 5 à 600 blancs égorgés ou péris de fatigue: telles ont été les suites de cette catastrophe inattendue, qui cause à la partie du nord de Saint-Domingue une perte immense, dont le contre-coup va refléchir sur le commerce, sur le produit des colonies, sur la part qu'elles apportent dans la balance du commerce, sur les fortunes d'une foule de particuliers, enfin sur les dépenses de protection que le métropole doit aux colonies.

Tous ces rapports, Messieurs, vous font la loi de rechercher avec le plus grand soin la cause des troubles qui ont agité Saint-Domingue depuis la Révolution, les coupables qui peuvent les avoir suscités et les moyens propres à prévenir le retour de semblables catastrophes. Tels sont les divers points que je me propose de traiter ici en vous mettant sous les yeux le tableau de la situation de Saint-Domingue. Jusqu'à présent il n'a été tracé que par des mains partiales : jamais on n'a soulevé le voile entièrement, ni pour le public ni même pour l'Assemblée nationale. Après trois années de décrets faits et défaits, et de rapports contradictoires, on est encore à savoir l'état au vrai de nos îles et des troubles qui les divisent: c'est que le secret, le droit et les moyens de le dévoiler étaient dans la main même de ceux qui tenaient le fil des conjurations et des troubles; et ils avaient le plus grand intérêt ou à égarer l'Assemblée ou à étouffer la discussion. Cet intérêt, cette influence n'existent plus aujourd'hui. Vous saurez donc la vérité, vous connaitrez enfin les coupables. Qu'ils pâlissent ceux qui, comme dit Juvénal, ont l'âme glacée par le souvenir de leurs crimes: Cui frigida mens est

Criminibus. .

C'est un combat entre la liberté et le despotisme, un combat donné dans le temple de la liberté même, et sous les yeux de ses ministres, sous les yeux d'un peuple qui l'adore : le succès peut-il en être douteux ?

Ne craignez point ici, Messieurs, de voir dans

(1) Bibliothèque de la Chambre des députés: Collection des affaires du temps, B. f. in-8° 165, t. 155, no 8.

ce tableau les ombres de la partialité. Le législateur ne doit point épouser et il n'épousera pas les querelles d'un individu. Le législateur comme la Divinité, peut être insulté dans son sanctuaire; comme la Divinité, il doit souffrir l'injure, la dédaigner, s'en venger en continuant de faire le bien. (Applaudissements.)

Les lettres de M. Blanchelande vous ont appris les détails et les suites de la dernière révolte des noirs. Je ne vous les retracerai donc pas; ils reviendront d'ailleurs dans l'examen que je ferai de ces lettres mêmes qui nous donnent le fil de la conspiration ourdie dans Saint-Domingue, pour arracher cette colonie à la France. Car, Messieurs, il faut enfin déchirer le voile. Ce n'est pas une révolte de noirs que vous avez seulement à punir, c'est une révolte de blancs. La révolte de ces noirs n'a été qu'un moyen, qu'un instrument dans la main de ces blancs, qui voulaient, en s'affranchissant de la dépendance française, s'affranchir des lois qui humiliaient leur vanité, et de ces dettes qui gênaient leur goût pour la dissipation. C'est une vérité que j'espère porter jusqu'à la démonstration.

En recherchant les causes des troubles de Saint-Domingue, on voit que ces troubles, Messieurs, tiennent à des causes locales. Ils tiennent à la diversité de la population des îles, des opinions qui y prédominent, qui dirigent les individus et les assemblées. Il importe donc de les faire connaître.

On peut distinguer la population de SaintDomingue en quatre classes: colons blancs ayant de grandes propriétés; petits blancs sans propriétés, et vivant d'industrie; gens de couleur ayant une propriété ou une industrie honnête; les esclaves enfin.

Les colons blancs doivent être divisés en deux classes, relativement à la fortune et à l'ordre dans leurs affaires. Il en est qui ont de vastes propriétés, et qui doivent peu,

dans les îles: Si tu dois, paye ou quitte tes propriétés à ton créancier.

D'un autre côté, ces colons prodigues, endettés, n'aiment pas mieux les citoyens de couleur que les noirs, parce qu'ils prévoient bien que ces hommes de couleur, presque tous exempts de dettes, et réguliers dans leurs affaires, seront toujours portés à défendre les lois, et que leur courage, leur nombre et leur zèle peuvent seuls, et même sans le concours de troupes européennes, garantir l'exécution de vos lois. Un autre motif anime les colons blancs dissipateurs, contre les hommes de couleur : c'est le préjugé d'avilissement auquel ils les ont condamnés, et que ceux-ci veulent secouer enfin. Ils leur font un crime de leur amour pour l'égalité; et, tandis qu'ils tonnent contre le despotisme ministériel, ils veulent sanctifier et faire sanctifier par une assemblée d'hommes libres le despotisme de la peau blanche.

Loin de partager leurs fureurs, les colons honnêtes et bons citoyens ne cessent de gémir de ces préjugés, de leur injustice et de ses effets. L'ordre, Messieurs, ne peut régner avec les préjugés, parce que l'ordre est fondé sur l'amour de la justice. Le désordre, au contraire, qui ne vit que d'injustices, doit défendre avec fureur les préjugés qui lui sont agréables ou utiles; et c'est par là qu'on explique tout à la fois dans le cœur du même colon, sa haine contre l'homme de couleur qui réclame ses droits, contre le négociant qui réclame sa créance, contre le gouvernement libre, qui veut que justice soit faite à tous.

Aussi, Messieurs, devez-vous regarder les ennemis de ces hommes de couleur comme les plus violents ennemis de notre Constitution. Ils la détestent parce qu'ils y voient l'anéantissement de l'orgueil et des préjugés; ils regrettent, ils ramèneraient l'ancien ordre de choses, s'ils y voyaient des garants qu'ils pourraient impune

tent de l'ordre dans leurs dép, parce qu'ils met- ment opprimer, sans être eux-mêmes opprimés

plus grand nombre qui doivent beaucoup, parce qu'il y a un grand désordre dans leurs affaires.

Les premiers aiment la France, sont attachés et soumis à ses lois, parce qu'ils sentent le besoin qu'ils ont de sa protection, pour conserver leurs propriétés et l'ordre. Ces premiers colons aiment et soutiennent les hommes de couleur, parce qu'ils les regardent comme les vrais boulevards de la colonie, comme les hommes les plus propres à arrêter les révoltes des noirs.

Du nombre de ces colons respectables était M. Gérard, député de la précédente Assemblée. Il ne cessait de tempérer la fougue de ses collègues, qui ne votaient que pour des moyens violents, parce que ces moyens leur paraissaient très propres à créer des troubles nécessaires à leur existence fastueuse et insolvable.

Les colons dissipateurs, écrasés de dettes, n'aiment ni les lois françaises, ni les hommes de couleur, et voici pourquoi ils sentent bien qu'un Etat libre ne peut subsister sans bonnes lois, et sans le respect dû à ses engagements; ainsi, tôt ou tard, ils seront contraints par les mêmes lois à payer leurs dettes; ils y seront bien plus rigoureusement contraints que sous le despotisme, parce que le despotisme se laisse capter par ses flatteurs aristocrates, et leur accorde des lettres de répit, des arrêts de surséance, et empêche la loi des saisies de s'exécuter. Mais, la liberté ne connaît ni lettres de répit, ni arrêts de surséance. Elle dit et dira bientôt à chacun

par les ministres.

La cause des hommes de couleur est donc la cause des patriotes, de l'ancien tiers état, du peuple enfin si longtemps opprimé. Ici, je dois vous prévenir, Messieurs, que, lorsque je vous peindrai ces colons, qui, depuis 3 ans, emploient les manœuvres les plus criminelles pour rompre les liens qui les attachent à la mère patrie, pour écraser les gens de couleur, je n'entends parler que de cette classe de colons, indigents malgré leurs immenses propriétés, fastueux malgré leur indigence, orgueilleux malgré leur profonde ineptie, audacieux malgré leur lâcheté, factieux sans moyen pour l'être, ces colons enfin que leurs vices et leurs dettes portent sans cesse aux troubles, et qui, depuis 2 ans, ont dirigé les diverses assemblées coloniales vers une aristocratie indépendante. Voulez-vous les juger en un clin d'œil? méditez ce mot de l'un deux, qui le disait pour flagorner le monarque alors puissant: Sire, votre cour est toute créole. » Il avait raison il y avait entre eux parenté de vices, d'aristocratie et de despotisme. (Applaudissements).

Cette espèce d'hommes a le plus grand empire sur une autre classe non moins dangereuse, celle appelée « les petits blancs », composée d'aventuriers, d'hommes sans principes, et presque tous sans mœurs. Cette classe est le vrai fléau des colonies, parce qu'elle ne se recrute que de la lie de l'Europe. Cette classe voit avec jalousie les hommes de couleur, soit les artisans, parce

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