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preuve des intentions amicales du gouvernement anglais à l'égard de notre révolution, qui venait à peine de se consommer? N'était-ce pas une sorte d'alliance que la politique anglaise formait avec la nôtre? Et, sans avoir la prétention de croire que je puisse m'attribuer le mérite d'un si grand résultat, je puis du moins demander à tous les hommes graves, versés dans les matières politiques, si un tel acte n'était pas de nature à faire naître l'hésitation parmi les puissances hostiles à notre pays?

Quoi qu'il en soit, je fus de retour à Paris le 19 octobre, porteur de ces deux traités, et heureux du succès de ma négociation.

Le ministre de la guerre, tout en me témoignant beaucoup de satisfaction des traités conclus, me fit connaître l'embarras qu'on éprouvait à les réaliser sous le rapport financier; et d'ailleurs, je crus m'apercevoir que M. le maréchal était dominé par d'autres préoccupations.

C'est qu'alors il était question d'un changement de ministère qui ne tarda pas à s'effectuer. Toutefois, ne voulant pas exposer son successeur aux chances d'une prescription du traité pour la ratification duquel un délai de quinze jours avait été consenti, M. le maréchal Gérard me chargea de demander une prolongation de dix jours, qui me fut accordée par le gouvernement anglais.

Dans ces circonstances, M. Laffitte arriva au pou

voir, et M. le maréchal Soult remplaça M. le maréchal Gérard au ministère de la guerre.

Je ne tardai pas à réclamer de M. le maréchal Soult une solution que je n'avais pu obtenir de son prédécesseur; mais la question d'argent souleva encore une sérieuse objection; et, sur l'invitation du ministre, j'eus à ce sujet un entretien avec M. Laffitte, président du conseil et ministre des finances.

La situation du trésor ne permettait pas d'y puiser les vingt millions nécessaires au paiement des fusils achetés; après plusieurs conférences, on renonça à l'exécution des marchés conditionnels'.

Le gouvernement anglais se trouva, par ce fait, dégagé envers la France; mais mon traité avec les manufacturiers de Birmingham et leurs co-associés de Londres demeura obligatoire pour eux à mon égard, en ce qui concernait les commandes que j'avais le droit de leur faire et l'interdiction de la faculté de vendre à d'autres.

Les choses restèrent en cet état jusqu'aux premiers jours de décembre. Alors M. le maréchal

1 Je crois pouvoir rappeler une circonstance de fort peu d'intérêt, et qui pourtant doit trouver ici sa place après l'abandon de l'affaire, je réclamai de M. le maréchal Soult le remboursement de mes frais de voyage, s'élevant à une somme d'environ cinq mille francs; je n'obtins qu'un refus motivé sur le défaut d'un crédit spécial au budget de la guerre, et ces dépenses ne m'ont jamais été remboursées.

Soult, reconnaissant de plus en plus l'impuissance des nombreux soumissionnaires qui s'étaient obligés à lui fournir des fusils; prévoyant avec raison que les grandes quantités promises se réduiraient à de faibles livraisons, et pressé d'ailleurs par l'urgence des besoins, voulut bien me demander si, par suite de mes précédentes démarches, je ne serais pas en mesure d'effectuer une fourniture d'une certaine importance.

Le ministre ajouta qu'il ne s'agissait aucunement de donner suite à la mission dont j'avais été chargé; que c'était là un projet abandonné dont il ne devait plus être question, et que, si je faisais un traité avec des marchands pour fournir des armes à son département, ce serait, non plus comme agent du gouvernement, mais seulement en qualité de fournisseur ordinaire : « Je veux, me dit-il, pour >> ne point m'écarter des règles prescrites, avoir » des fournisseurs responsables, qui soient tenus » de me livrer leurs fusils dans nos arsenaux à >> leurs risques et périls. A mesure des livraisons, » je ferai faire l'inspection des armes, et quand >> elles auront été reconnues conformes aux con»ditions requises et reçues par les officiers d'ar» tillerie, j'en ferai ordonnancer le paiement. »

Je priai M. le maréchal Soult de m'accorder quelques jours pour lui faire une réponse catégorique. D'après les instructions que je donnai immédia

tement à l'agent particulier que j'avais laissé à Londres, il passa un marché conditionnel qui reproduisait les clauses principales de celui fait à Birmingham, et par lequel les fabricans s'obligeaient, d'une manière absolue, à me livrer deux cent mille fusils dans un délai de six mois. Il m'était accordé peu de jours pour ratifier ces conditions.

Muni de ce contrat, j'offris au ministre de la guerre la fourniture que je pouvais effectuer. Sur sa réponse favorable, ne doutant pas de la conclusion définitive du traité, je m'entendis avec M. de Rothschild pour entreprendre cette opération. Le concours de cette maison puissante me devenait indispensable, car il s'agissait d'acheter et de payer des armes pour une valeur de six millions avant de pouvoir réclamer le prix de vente.

Une autre considération, puisée dans la haute influence et dans l'immense crédit dont la maison Rothschild jouissait sur la place de Londres, dut aussi me faire regarder comme un précieux avantage cette communauté d'intérêts.

Aussitôt que M. de Rothschild fut d'accord avec moi, nous présentâmes notre soumission collective au ministre, qui l'accepta, le 9 décembre 1830, pour deux cent mille fusils, au prix de 34 francs 90 centimes, dont j'ai déjà fait mention.

Je repartis pour Londres, afin de ratifier le marché conditionnel et d'en hâter l'exécution.

C'est ici le cas de dire que la position des manufacturiers s'était améliorée sous le rapport des moyens de fabrication; ils avaient mis à profit l'intervalle écoulé pour obtenir de leur gouvernement les matériaux qui leur manquaient et pour réunir des ouvriers expérimentés. Il y avait donc presque certitude d'arriver, dans le délai fixé, à l'accomplissement de leurs obligations envers moi, et des miennes envers le gouvernement français.

Cependant, voulant éviter l'éventualité d'un retard, même involontaire, nous fimes conjointement des démarches pour obtenir du gouvernement anglais une grande partie des fusils que j'avais à fournir, et c'est avec beaucoup d'hésitation que l'on se décida à nous en céder environ quatrevingt-dix mille, qui furent promptement expédiés sur Calais, à compte de ma fourniture. Le complément des deux cent mille fusils m'a été successivement livré par les manufacturiers aux époques déterminées.

Le ministre de la guerre avait institué une commission composée de douze officiers d'artillerie pour procéder, à Calais, à la vérification de ces armes; elle eut lieu avec un soin, une sévérité audelà de mes prévisions: chaque fusil était démonté, tous les canons éprouvés deux fois à triple charge, toutes les pièces scrupuleusement examinées; les moindres imperfections devenaient une cause de

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