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[Cour de Justice.]

au commencement de ces débats. J'apposai ma signature au bas de ces conclusions, sans prendre conseil de l'accusé Lemière. Le lendemain, je le vis dans sa prison, et il fut effrayé de cette adhésion donnée par son défenseur à une question de droit. Si je fais cette observation, ce n'est point pour vous, Messieurs les pairs, car je sais à l'avance qu'aucun incident de ce genre ne peut influencer votre haute impartialité pour la décision du fait. Si je présente cette observation, c'est pour l'accusé, c'est pour ne pas lui laisser cette préoccupation que j'ai pu le compromettre un instant, et vous avez tous compris qu'une pensée semblable pèserait comme un remords éternel sur ma conscience.

Messieurs, Lemière attendra votre arrêt avec confiance et sécurité ; il est fort de son innocence, il a foi dans votre justice!... Je n'ai plus rien à dire.

M. LE CHANCELIER. La parole est à Me Genteur, défenseur d'Austen.

Mc Genteur, défenseur d'Austen, raconte la vie d'Austen, ouvrier bottier, né en Pologne, venu à Paris pour travailler.

L'avocat peint l'accusé comme un homme de cœur, plein de dévouement pour ses amis et d'abnégation pour lui-même, d'une nature ardente et chevaleresque. « Voilà, dit-il, la vie de cet homme! voilà celui dont on a signalé la paresse et les passions absorbantes! En vérité, j'ai gémi d'entendre M. l'avocat général s'écrier que, « ne trouvant pas par «lui-même le moyen de satisfaire à ses pas«sions, Austen s'était pris à la pensée de « tenter par les armes un nivellement de tou«tes les fortunes. >>

Où sont vos preuves, s'il vous plaît? Vous parlez de passions: quelle débauche lui reprochez-vous? Vous accusez un ouvrier bottier de prétendre aux spéculations politiques: dans quels conciliabules l'avez-vous surpris? Prouvez; sinon, accusez, puisque telle est la rigueur de votre ministère ; mais ne flétrissez pas !

M. l'avocat général lui a encore reproché sa qualité d'étranger. Ce reproche est-il permis dans une assemblée politique et en présence des hommes les plus éminents du pays? Si la Pologne est morte, la France ne doitelle pas un asile à ses enfants? La France n'a-t-elle pas été de tous temps l'asile des travailleurs? Or, Austen travaille; il a travaillé toute la nuit du samedi au dimanche 12 mai; il a travaillé pendant toute la matinée du dimanche. A deux heures, il a reporté son ouvrage ; à trois heures, il est revenu dîner; il est sorti à quatre heures pour aller acheter un tire-pied au Temple. Est-ce la conduite d'un homme qui và courir à l'émeute?

Me Genteur expose qu'Austen a été pris entre deux feux dans la rue Grenétat, et forcé de rester au milieu des insurgés. Il combat la déposition du capitaine Tisserand, qui l'accuse de lui avoir tiré un coup de fusil à bout portant, par les dépositions du sergent Deldine, et de M. Pelletier, de la garde nationale.

[Affaire des 12 et 13 mai 1839.]

Il dit qu'on ne peut expliquer que par la contrainte la présence d'Austen à la barricade Grenétat, lorsqu'on sait par les témoins qu'il n'a paru, lui que recommandent à l'attention sa beauté, sa haute taille, sa longue chevelure blonde, sur aucun autre point du théâtre des événements; lorsqu'on sait qu'il n'a même pas assisté à l'élévation de la barricade, et qu'il n'y est arrivé que lorsque la force publique était maîtresse du terrain, et que l'émeute agonisante jetait son cri de désespoir.

Si Austen avait tiré le coup de fusil dont on l'accuse, il n'aurait cédé qu'à un mouvement fébrile, involontaire, et comme invincible; et, dans ce cas, il serait encore excusable et aurait droit à une extrême indulgence.

L'avocat termine en rappelant quelques paroles du chancelier de Lhospital, qui, placé, dit Me Genteur, au milieu de nos querelles religieuses, comme vous êtes, vous, Messieurs les pairs de France, placés au milieu de nos discussions politiques, vous a légué un exemple à jamais imitable de tolérance et de pardon.

M. LE CHANCELIER. La parole est à M. Hemerdinger, défenseur de Walsch.

Me Hemerdinger, défenseur de Walsch. M. le président, j'ai cédé mon tour de parole à Me Adrien Benoît, défenseur de Dugas.

M. LE CHANCELIER. Ceci est subordonné à l'intérêt de l'affaire: il faut la prendre dans sa marche naturelle, et il n'est pas permis d'intervertir ainsi l'ordre dans lequel les accusés se présentent.

Me Hemerdinger, défenseur. Il n'y aurait aucune difficulté si mon état de souffrance me permettait de prendre immédiatement la parole; mais comme Dugas a dans le procès une position tout à fait distincte de celle de Walsch, j'ai cru qu'il ne pouvait y avoir aucun inconvénient à ce que je cédasse mon tour de parole à Me Benoît.

Me Adrien Benoît, défenseur de Dugas. Je ne m'attendais pas à plaider aujourd'hui, et j'aimerais mieux n'avoir à plaider que demain; cependant, je suis aux ordres de la

cour.

M. LE CHANCELIER. Si le défenseur de Walsch déclare qu'il est souffrant et ne peut pas plaider aujourd'hui, je ne puis que l'engager à se soigner de manière à être prêt à prendre la parole demain, sinon à confier la défense de son client à un autre avocat.

Quant à présent, je vais accorder la parole au défenseur de l'accusé Longuet.

Me Ferdinand Barrot, défenseur de Longuet. Dans l'intérêt même de Longuet, mon client, je devrais peut-être n'être pas obligé à prendre la parole dès à présent ; mais enfin !...

M. LE CHANCELIER. Il faut cependant bien que la cour puisse continuer son audience.

[Cour de Justice.]

Me Hemerdinger, défenseur. Je prie la cour de croire que demain la défense de Walsch sera présentée.

M. LE CHANCELIER. La parole est à Me Ferdinand Barrot, défenseur de Longuet.

Mc Ferdinand Barrot, défenseur de Longuet. L'accusé Longuet a été présenté par l'organe du ministère public comme un des chefs de l'insurrection du 13 mai, et les éloges donnés à l'audience et dans le réquisitoire à l'éducation qu'il a reçue, à son intelligence, à ses lumières, n'ont eu, en définitive, d'autre résultat que d'augmenter sa part de culpabilité. Dans les faits du 13 mai, dont le caractère est bien loin d'avoir la gravité des faits de la veille, Longuet n'a rempli qu'un rôle de spectateur. Un seul témoin l'a désigné, d'une manière positive, comme l'un des chefs de l'insurrection, donnant des indications, chargeant les armes, distribuant des munitions aux révoltés ; mais sa déposition est presque isolée aux débats.

L'erreur était facile au milieu de la préoccupation si vive des événements qui se succédaient sous les yeux du témoin. Rien du reste dans les antécédents de l'accusé, dans ses relations, sa profession, ses habitudes, ne le rattache aux insurgés. Jamais il n'a fait partie d'aucune société politique. Quelques instants avant de se trouver où le hasard l'avait conduit, dans la rue du Temple, il était occupé, avec un de ses amis, des affaires de sa profession, et il songeait si peu à se mêler à un grand mouvement insurrectionnel, que sa place était retenue pour un grand

voyage.

L'avocat se demande à lui-même et demande à l'accusation quel mobile a pu pousser Longuet dans les rangs des insurgés. Ce n'est pas l'intérêt sans doute! l'accusation n'a même pas songé à le soutenir. Seraientce par hasard les convictions politiques? Dans les confidences intimes qu'amènent dans le secret de la prison les nécessités de la défense entre l'avocat et son client, le défenseur a vainement tenté de deviner quelle était l'opinion de Longuet. Ce n'est pas un bonapartiste: il n'a pas connu l'Empire et les entraînements de sa gloire. Il appartient trop à la génération actuelle pour être légitimiste, partisan du droit divin. Il n'est pas républícain non plus ; il l'affirme, et il faut l'en croire. Il n'est pas homme à renier sa foi... s'il en avait une. Qu'est donc Longuet? C'est un droguiste, un commis-voyageur dans la droguerie; voilà son opinion politique.

Messieurs les pairs, dit en terminant M° Ferdinand Barrot, vous avez entre vos mains le sort de Longuet; voyez ce que vous voulez faire de lui. D'un côté, la prison politique, ce martyre où l'on dit que se fomentent ces passions désordonnées qui plus tard font irruption dans la société; de l'autre côté la famille avec les traditions honorables dont vous ont déjà parlé M. le Chancelier et M. l'avocat général, la famille avec ses enseignements utiles, avec son patronage intelligent, sa sollicitude si cruellement éveillée par le danger de l'accusation qu'on a fait peser sur Longuet.

[Affaire des 12 et 13 mai 1839.]

Voyez, Messieurs les pairs, s'il faut que votre justice fasse de Longuet un prisonnier d'état et ruine son avenir, ou s'il ne faut pas que votre indulgence en fasse un bon, un honnête, un utile citoyen. (Sensation.)

M. LE CHANCELIER. La parole est à Me Barbier, défenseur de Martin.

Me Barbier, défenseur de Martin. Messieurs les pairs, je prends la parole au moment où ces longs débats touchent à leur terme; mais je n'en compte pas moins sur toute votre attention, sur toute votre bienveillance pour un accusé qui n'en est pas indigne, et que je suis chargé d'office de défendre devant vous. Cet accusé, c'est le jeune Martin. J'avais espéré d'abord pouvoir me borner à appeler votre indulgence sur cet enfant du peuple, ignorant de toutes choses, et n'obéissant qu'aux instincts ardents de sa jeunesse... Mais vous avez vu se ranimer toute l'indignation du ministère public, toute l'énergie de l'attaque, lorsqu'un de ses organes a dû s'expliquer sur les faits qui concernent mon client... Quelques développements me seront donc permis devant vous, Messieurs les pairs; et, de la façon dont je comprends la mission qui m'est confiée, je n'ai pas seulement à détourner de Martin la peine dont on peut le frapper, mais encore la réprobation, autant qu'il est en moi, dont on le frappe; et si je n'obtiens pas tout le succès que j'espère en plaidant que la pénalité doit manquer là où a manqué la véritable conscience de la faute, du moins je suis sûr de réussir en défendant sa moralité, en revendiquant pour lui l'espoir d'un honorable avenir. Sous ce rapport, la défense aura, quoi qu'il arrive, son utilité.

J'ai besoin, Messieurs les pairs, avant d'entrer dans le détail des faits mis à la charge de Martin et de les discuter, j'ai besoin de vous faire savoir quel homme c'est que cet accusé, de vous faire apprécier son caractère, sa nature particulière, si commune de nos jours, surtout au sein de nos grandes cités.

Qu'est-ce donc que Martin ?

C'est un jeune homme de dix-neuf ans à peine, et vous savez qu'il appartient à une classe de la société où l'intelligence est rarement précoce, où les enseignements du foyer peuvent suffire pour diriger dans la route du bien, mais où le développement des idées et même des sentiments est tardif, parce que l'enfant du peuple, au temps où nous vivons, vit dans cette insouciance absolue, dans cette ignorance de soi-même qui rend la volonté si facile aux influences d'une volonté étrangère et supérieure.

A-t-il cependant une nature personnelle qui puisse vous intéresser? a-t-il des intérêts généreux ou, au contraire, comme l'a dit l'accusation, semble-t-il fatalement et par avance voué au mal et à toute la séduction de mauvaises doctrines ou de mauvais exemples?

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Je ne vous parlerai pas de mon appréciation personnelle peut-être est-elle intéressée ou trop favorablement prévenue par celui donton m'a confié la défense. Et pourtant, je vous le dis, il m'a semblé, lorsque je lui parlais de sa mère, dont je vois chaque jour les anxiétés ;

[Cour de Justice.]

il m'a semblé, lorsque je lui parlais de son frère, appartenant à notre milice nationale, exposé, dans la funeste journée du 13 mai, aux balles parties de la main d'un frère, il m'a semblé voir ces regrets désespérés, ces symptômes d'un profond repentir qui prennent leur source dans les affections de famille, qui trahissent la générosité du cœur, et qui sont si dignes d'exciter l'intérêt et la sympathie.

Du reste, il y a dans sa nature une particularité qui n'a pas dû vous échapper, et que je dois vous rappeler, Messieurs les pairs, avant d'examiner avec vous comment ce jeune homme, tel que vous le connaissez, jeté au milieu du foyer insurrectionnel, vivant dans une atmosphère de révolution, par ses habitudes, par sa fermeté, par son âge, a dû obéir à ces instincts invincibles, à cette pente fatale qui l'entraînait.

Cette particularité tient à son organisation physique. Dans sa jeunesse, il a souffert de cruelles affections du cerveau, qui ont laissé en lui de profondes empreintes. Et ici deux certificats passeront sous vos yeux ; je parle avec l'attestation des hommes de l'art.

Le défenseur suit la marche de Martin dans la journée du lundi il le montre désarmant un garde national, mais le protégeant contre la violence des insurgés et lui sauvant la vie; participant au pillage des armes chez le sieur Perdereau, mais s'opposant à une invasion désordonnée dans le domicile de ce citoyen. Il fait remarquer que ses aveux pleins de franchise sont les seuls faits qui le chargent et l'accusent d'avoir fait feu trois fois sur la troupe.

Messieurs les pairs, dit-il en terminant, ce que l'accusation n'aurait pas dû refuser au jeune homme que je défends, c'est qu'il n'a cédé qu'à des instincts généreux au sein même de ses désordres ; vous lui en tiendrez compte. Dans tous les cas, et reconnaissant qu'il n'y a pas eu d'infamie dans des faits que peutêtre vous vous croirez obligés de punir, vous ne voudrez pas qu'il y ait d'infamie dans la peine.

M. LE CHANCELIER. La parole est maintenant au défenseur de l'accusé Marescal.

Me Puybonnieux, défenseur de Marescal. Je viens aussi prendre ma part à ce débat, réduit maintenant, quant au fait du lundi 13 mai, à des proportions mesquines et presque puériles. Je dois le dire en commençant, je suis surpris de la nécessité où je me trouve d'élever la voix dans cette enceinte pour un homme qui s'étonne, lui aussi, de l'accusation qui lui mérite le triste honneur de figurer sur ces bancs. Cette émeute, en effet, à laquelle le ministère public a été tenté de refuser même un nom, tant elle était ridicule, a été détruite par l'accusé, auquel cependant l'accusation en attribue la formation et les excès. Le ministère public a prétendu que l'accusé était partout, qu'il assistait et prenait part au pillage de la Rotonde du Temple, comme aux désarmements de la rue de Poitou c'est là une assertion que rien ne justifie, et que l'instruction elle-même combat. Eh bien! oui, nous l'avouons, l'accusé

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[Affaire des 12 et 13 mai 1839.]

assistait, mais comme spectateur, à toutes les opérations enfantines de cette émeute, qui cherchait vainement à se grandir, et qui s'est évanouie d'une arme à feu dont la balle s'est perdue dans le toit d'une maison.

Me Puybonnieux dit ensuite qu'en acceptant le fusil du sieur Desgroux, l'accusé n'a pas eu l'intention de s'en servir pour attenter à la tranquillité publique, à laquelle, plus que tout autre, il a donné des garanties. Aussi qu'arrive-t-il ajoute le défenseur; c'est que Marescal, obligé de charger son fusil avec les munitions qu'un des insurgés s'était empressé de lui offrir, fait quelques pas, et tire son fusil contre le toit d'une maison de quatre étages, où l'empreinte de la balle existe encore. Quel était donc le but de l'accusé ? l'événement va bientôt vous l'apprendre. L'écho, vous dit Martin, a fait fuir l'accusé comme un lâche, et alors la garde nationale s'est précipitée sur nous, et nous avons bientôt été mis en état d'arrestation.

Me Puybonnieux combat aussi le parti que le ministère public aurait voulu tirer de l'examen fait par M. le capitaine Pernety du fusil de Marescal, examen duquel il résulterait que cette arme aurait fait feu plusieurs fois. Il prouve, par les dépositions des témoins, l'impossibilité où a été l'accusé de tirer plusieurs fois avec une arme qu'il n'a gardée que quelques minutes.

M° Puybonnieux passe ensuite aux faits qui ont signalé les premiers jours qui ont suivi l'arrestation des accusés. Il montre Marescal soumis à toute espèce de tortures de la part des accusés, qui lui ont prodigué les injures les plus sanglantes, et, après lui avoir fait subir un jugement en règle, l'ont déclaré indigne de rester parmi eux, et ont forcé, par la continuation obstinée de leurs persécutions, l'autorité à placer Marescal dans une autre partie de la prison.

Me Puybonnieux dit qu'il doit défendre son client d'un reproche d'ingratitude grave que lui aurait adressé le ministère public au sujet des secours que cet accusé aurait reçus de la bienfaisance royale. Les secours que la famille royale répand à profusion chaque jour aux nombreux malheureux qui s'adressent à elle, ne sont pas jetés aveuglément sans doute; on ne sonde pas les consciences, il est vrai; on ne scrute pas les convictions: on ne voit que la misère à satisfaire. Mais Marescal était bien connu de l'autorité comme digne des faveurs royales; et pour preuve, le défenseur lit une lettre adressée par M. Gisquet en 1836 à l'accusé, qui sollicitait un emploi dans son administration.

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[Cour de Justice.]

Dans cette situation, dit Me Puybonnieux en terminant, si Marescal n'avait pas été contraint, s'il s'était mêlé à l'émeute spontanément, vous vous demanderiez avec moi quel motif a pu lui suggérer une détermination que ses habitudes paisibles et ses antécédents rendent tout à fait inintelligible; par quelle fatale pensée, ou plutôt par quelle absence subite de toutes les sages pensées qui n'ont cessé de diriger sa vie, il se serait trouvé confondu, lui homme d'ordre et de travail, au sein du désordre et de l'anarchie; pourquoi il se serait tout à coup mis en état d'insurrection contre la société, qui pourvoit à son existence, et contre le Gouvernement du Roi, auquel il a tant de motifs particuliers d'être dévoué.

Non, Messieurs les pairs, l'accusé Marescal ne s'est pas fait librement une telle position: c'est par la contrainte qu'il s'est trouvé placé au sein de l'émeute dont il a hardiment entrepris la ruine; mais le ministère public n'a point accepté cette explication que tout cependant justifie dans la cause, et l'accusé a attendu avec impatience le grand jour des débats pour se justifier devant vous et devant son pays. Le voilà donc à votre barre, fort de son innocence, heureux non seulement de n'avoir à déplorer aucun malheur qui soit son ouvrage, mais de la conviction d'avoir rendu un service signalé, en empêchant le renouvellement des sanglantes attaques de la veille; il est là, faisant un appel à votre justice éclairée, et réclamant cette haute bienveillance que l'innocence obtient toujours de votre équité.

M. LE CHANCELIER. Je donne maintenant la parole à Me Madier de Montjau pour Pierné.

Me Madier de Montjau, défenseur de Pierné. Après le plaidoyer que vous avez entendu tout à l'heure, j'ai dû me demander si tout n'était pas dit en faveur des accusés de la dernière catégorie. J'ai dû me demander s'il restait quelque chose à ajouter à cette explication simple, spirituelle et complète de cette parodie, triste sans doute, mais sans importance, d'une insurrection redoutable. Tout est dit sur ce point; mais il est dans la position de chaque accusé des particularités qui doivent vous être soumises. Et j'avoue qu'en ce qui touche Pierné, j'ai la pensée que ces détails pourront être de quelque utilité.

Oui, en traduisant devant votre juridiction souveraine celui que je suis chargé de défendre, l'accusation a oublié quel homme elle accusait, de quel crime elle l'accusait; elle a, ce me semble, participé, à son insu, de ces sévères préventions qui, nées de grands désastres, ont poursuivi sans merci tous ceux qui, de près ou de loin, en étaient supposés les auteurs. Elle a tout confondu; elle a, par une même chaîne, lié ensemble tous les accusés. Etrange association, qui, plaçant côté à côte sous le poids du même reproche et, aux termes de la loi, sous la menace du même châtiment, les chefs et les agents les plus subalternes, les hommes faits et les enfants, laissait seulement à votre justice et presque à votre pitié le soin de distinguer par la peine ce qui était distinct avant tout par la nature même des choses.

[Affaire des 12 et 13 mai 1839.]

La tâche de défendre le plus jeune des accusés appartenait au plus jeune des défenseurs; et dès l'abord l'avocat signale avec bonheur cette circonstance que, si l'âge de son client ne peut admettre à sa charge aucune appréciation éclairée de l'acte auquel il prenait part, sa conduite antérieure, les leçons qu'il a reçues de sa famille, les exemples qu'il a puisés ne sauraient faire penser qu'il ait cédé, dans les faits qui lui sont imputés et qu'il avoue, à l'influence d'aucune mauvaise passion.

Pierné est à peine arrivé à la vie intellectuelle. Deux années seulement le séparent du terme où la loi a fixé le discernement qui donne aux faits imputés à un accusé ordinaire le caractère de culpabilité qu'elle punit. Mais il ne s'agit pas ici d'un fait ordinaire, et l'intelligence des actes que l'accusation lui reproche n'est pas encore arrivée pour lui. C'est un enfant dans toute la force du terme, brave enfant s'il en fut, laborieux, honnête, respectueux pour ses parents, élevé par eux dans l'amour du travail qui moralise, et formé à l'exemple des vertus domesti

ques.

Mais c'est un enfant qui n'a vu dans les dernières agitations de l'insurrection du 13 qu'un objet de curiosité, qui y a participé par imitation, en cédant, sans s'en rendre compte, à ce malin plaisir que l'enfance trouve au désordre, et au bruit même qu'il entraine avec lui.

Il a été trouvé armé d'une baïonnette cachée sous sa blouse; mais quels dangers présentait une telle arme en de telles mains?

Le plus léger des châtiments que la loi réserve aux coupables de rébellion, aux tapageurs des rues, serait peut-être pour le jeune Pierné une trop grande sévérité. C'est en dire assez sur les sévérités de l'accusation: Pierné a droit à toute l'indulgence de la cour.

Après avoir discuté tour à tour les diverses charges de l'accusation, Me Madier de Montjau termine en ces termes :

Jusqu'ici, Messieurs, je me suis adressé à votre raison bien plus qu'à votre cœur. Je n'ai pas insisté sur la position de famille de l'accusé que je défends; sur cette famille, dont, malgré son âge, il est le chef, qui lui devait le pain de chaque jour, et qui manquera de pain et d'asile le jour où il lui manquera. Je ne vous ai pas parlé longuement non plus de son père, qui, mort sans retraite après vingt-six ans de bons services, avait gagné, bataille par bataille, ses décorations et ses grades. J'aime mieux devoir à votre justice qu'à votre libéralité cet acquittement que je sollicite de toutes mes forces.

Je n'ai pas cherché secours non plus dans un autre ordre d'idées. J'aurais pu vous demander pourtant, Messieurs, comme hier un orateur dont j'envie la puissance et le talent, si, alors même que la curiosité seule n'aurait pas conduit cet enfant au milieu de l'émeute, il ne serait pas excusé à vos yeux par le caractère de notre époque. Et vous, juges éclairés, qui du haut de votre expérience et de votre position, avez tout vu et tout pesé, vous auriez compris que lorsque au milieu de révolutions sans nombre tout est resté incertain, que nul principe d'ordre n'a

repris vie et racine, et que tant et de si nouvelles théories ont été développées avec l'attrait et la force du talent, vous auriez compris l'ardeur même coupable d'un enfant, et je n'ai point cherché à excuser à vos yeux une culpabilité à laquelle je ne croyais pas.

Il ne me reste plus qu'un mot à dire : Pairs du royaume! les graves débats qui ont si longtemps préoccupé vos esprits touchent à leur terme. Entre beaucoup d'arrêts, tous graves, tous impatiemment attendus, vous allez en prononcer un qui doit ou sauver ou perdre une famille entière; vous allez reconnaître la faute ou l'innocence d'un tout jeune homme, décider s'il doit être libre ou prisonnier, vivre heureux ou flétri. Questions religieuses et saintes! « car, disait un homme qui parla souvent à cette place comme ministre du roi, et qui fut toujours un des plus fermes défenseurs de l'ordre et des libertés publiques, car, disait M. Guizot, l'homme qui déclare l'homme coupable et le condamne à ce titre, résout un problème et exerce un droit où Dieu seul est accusé de ne point faillir. »

M. LE CHANCELIER. Le défenseur de l'accusé Grégoire a la parole.

Me Lafargue, défenseur de Grégoire. Messieurs, vous auriez pu remarquer que c'est avec raison que Grégoire occupe le dernier rang dans l'ordre de l'accusation: c'est qu'en effet les circonstances invoquées à sa charge étaient destinées à s'éclaircir par les débats, et à disparaître en présence d'un examen attentif et contradictoire.

Ces circonstances se réduisent à trois faits: un témoin déclare l'avoir vu porteur d'un fusil; un autre, qu'au moment où il venait d'être frappé d'un coup de feu et terrassé sur le trottoir de la rue des Quatre-Fils, il tentait de glisser ce fusil sous une porte cochère; plusieurs autres témoins déclarent qu'ils ont cru voir sa bouche et ses mains noircies de poudre.

Me Lafargue examine et discute sommairement chacune de ces circonstances. Quant à la circonstance des lèvres et des mains noires, il prouve, par deux témoins qui ont examiné l'accusé après sa chute, le docteur Deschamps et le propriétaire de la maison rue des Quatre-Fils, no 10, que sa bouche n'était noire que d'un seul côté, le côté gauche; ce qui exclut toute idée que l'accusé ait déchiré des cartouches; que cette circonstance s'explique donc par la version de l'accusé, la mastication du tabac; que quant à ses mains, elles étaient celles d'un ouvrier qui travaille.

Examinant la question de la possession du fusil par Grégoire, Me Lafargue démontre qu'un seul témoin déclare avoir vu cet accusé porteur d'une arme. Il y a ici une erreur d'autant plus manifeste que ce témoin, officier de la garde nationale, poursuivant les fuyards, déclare qu'il a vu quatre individus se sauvant à toutes jambes, et qu'il n'a reconnu Grégoire qu'après coup, et sans l'avoir signalé par aucune circonstance spéciale. Le défenseur démontre l'impossibilité de la circonstance du fusil glissé sous la porte oochère. Grégoire était renversé sur le trot

toir, blessé à l'épaule gauche d'une manière si grave, qu'une opération chirurgicale a été jugée nécessaire: il était évanoui par suite de cette blessure. Et c'est dans cette position qu'on voudrait, dit Me Lafargue, que l'accusé ait songé à cacher ce fusil? Et d'ailleurs ce fusil était à ses pieds, de telle sorte qu'il ne pouvait y atteindre.

Me Lafargue établit que le fusil en question était celui dont M. Denizot, boulanger, avait été dépouillé, et il prouve qu'il résulte de l'instruction qu'on sait que ce fusil est passé en d'autres mains que celles de Grégoire. Il cite la déclaration faite par l'accusé Martin, que le fusil du boulanger avait été pris par un jeune homme de dix-huit ans environ, vêtu aussi d'une blouse bleue, et coiffé d'une casquette brune renseignements qui n'ont aucun rapport avec Grégoire.

Il est donc possible, dit l'avocat, il est donc vraisemblable, et c'est ce que Grégoire a déclaré, que ce fusil soit tombé près de Grégoire et ait été jeté par l'un des fuyards signalés par le témoin; ce qui coïncide avec l'interrogatoire de l'accusé lui-même, et les déclarations par lui faites à un témoin qui en a déposé, le sieur Sandemoy.

M Lafargue rappelle, pour établir l'invraisemblance de toute participation de Grégoire à l'attentat, que cet accusé venait de recevoir du roi un secours de 30 francs, et que lui et sa famille en manifestaient hautement leur reconnaissance; il dépeint la position de Grégoire, père de quatre enfants.

Messieurs, dit-il en finissant, j'ai terminé la discussion relative à l'accusé Grégoire. S'il faut reconnaître que les indices qui s'élevaient contre lui ont pu motiver sa mise en accusation, peut-être penserez-vous que ces indices n'ont point acquis ce degré de certitude propre à vous donner la conviction intime dont le juge a besoin pour déclarer la culpabilité d'un accusé. Et d'ailleurs, à l'instant de prononcer une condamnation contre Grégoire, vous vous demande rez, Messieurs, si cette condamnation est bien nécessaire, si ce malheureux, supposé coupable, n'a point en réalité subi la peine de son crime, si l'expiation de sa faute n'est pas complète, puisque la blessure cruelle dont la justice divine a voulu qu'il fût atteint durera autant que sa misérable vie, désormais partagée entre de continuelles souffrances et de continuels remords.

(A six heures, l'audience est levée, et continuée à demain pour la suite des plaidoiries.)

CHAMBRE DES PAIRS

PRÉSIDENCE DE M. LE CHANCELIER.

Séance du lundi 8 juillet 1839.

A onze heures, avant son audience judiciaire, la Chambre se réunit, dans la galerie des tableaux, en séance publique, en vertu

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