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M. Couthon. Monsieur le Président, il semble qu'il s'élève ici un parti nominativement contre moi (Rires.); et si l'Assemblée juge que je doive aller plus souvent au comité de législation, je serai forcé, par le malheureux état d'infirmité où je me trouve (1), de donner ma démission de membre du comité. J'y suis allé souvent et plus souvent que mon état ne me l'a permis. Mais Messieurs, il est impossible...

Plusieurs membres : L'ordre du jour!

M. Gohier (continuant son discours). Le décret d'accusation, à dit M. Couthon, et, a-t-on répété après lui, le décret d'organisation est le principe, et l'organisation de la haute cour nationale n'en est que la conséquence. La Constitution, ajoute-t-il, déclare expressément exempt de sanction les décrets portant qu'il y a lieu à accusation; donc les actes du Corps législatif, concernant l'organisation de la haute cour nationale, qui doit prononcer sur cette accusation, doivent également participer à cette exemption. Si un pareil raisonnement pouvait être admis, il n'y à pas un seul décret auquel il ne pût s'appliquer où ce décret serait inconstitutionnel, puisqu'en effet toutes vos lois ne doivent être que la conséquence des principes posés dans la Constitution. Sur cent exemples que pourrait nous fournir l'Acte constitutionnel, deux seuls suffisent pourfaire sentir combien le principe qu'on oppose est erroné. Les actes du Corps législatif, concernant la convocation des assemblées primaires en retard, sont exemptés de sanction: ên conclurat-on que les décrets sur la tenue de ces assemblées, sur leur régime intérieur, sont pareillement exempts de cette formalité ?

Par la Constitution, le Corps législatif a l'exercice de la police constitutionnelle sur les adminis trateurs et les municipaux, sans qu'aucun veto puisse gêner cet exercice. Oserait-on prétendre que toutes les lois qui concernent les corps administratifs et les municipalités ne sont point sujettes à la sanction. Non, sans doute; if faut donc abandonner un raisonnement aussi vicieux et dont les conséquences conduiront au renversement de tout l'ordre établi par l'Acte constitutionnel.

Le vice de ce raisonnement consiste à regarder la loi relative à l'organisation de la haute cour nationale comme une suite nécessaire de l'acte d'accusation, comme le complément en quelque sorte de cet acte judiciaire; tandis qu'au contraire ce décret doit être considéré indépendamment de tout acte d'accusation, lors même qu'aucun coupable n'eût excité la vengeance nationale, la nécessité d'interpréter, de modifier une loi préexistante se fut également fait sentir; puisque vous auriez dû rendre votre décret, lors même que vous n'auriez eu aucun coupable à accuser; puisque ce décret subsistera et continuera de régler l'organisation de la haute cour nationale, lors même que cet acte d'accusation, dont on veut qu'il ne soit qu'une suite n'existera plus.

Incapable de méconnaître les vrais principes, plus incapable encore de les combattre lorsqu'il les connaît, M. Lacépède vous propose de distinguer ce qu'il appelle la partie législative de votre décret de celle qui lui semble absolument indispensable, pour l'organisation actuelle de la haute cour nationale. M. Lacépède reconnaît

(1) M. Couthon avait les deux jambes paralysées.

donc lui-même la nécessité de la sanction pour tout ce qui porte votre caractère de loi dans votre décret additionnel. Or, il est évident qu'on ne peut refuser d'admettre comme lois toutes les dispositions destinées à survivre aux jugements des accusations portées à la haute cour nationale, aux règlements faits, non pas seulement pour organiser celle actuellement convoquée, mais toutes celles qui seront formées et rassemblées dans la suite.

Je conviens avec M. Lacépède que tous les actes uniquement relatifs à la formation actuelle de la haute cour nationale; que les proclamations qui doivent fixer l'instant, le lieu où elle doit se rassembler; qu'en un mot tous les actes qui ne font qu'un tout indivisible avec l'acte d'accusation, n'ont pas besoin d'être sanctionnés, parce que ce sont des actes purement judiciaires, mais il doit convenir à son tour d'après les principes par lui-même posés, que toutes les dispositions réglementaires qui subsisteront après le jugement de ces accusations sont de véritables lois sujettes comme toutes les autres à la sanction.

En reléguant au rang des simples actes législatifs le décret du 15 mai, présenté d'abord comme constitutionnel à l'acceptation du roi, l'Assemblée nationale constituante a jugé ellemême l'importante question qui s'agite aujourd'hui. Elle a reconnu qu'à l'exception des articles fondamentaux qu'elle a identifiés avec la Constitution, et qu'elle n'a pas plus voulu laisser à la direction du Corps législatif qu'à la disposition du pouvoir exécutif, tout ce qui d'ailleurs concerne la haute cour nationale, ne doit être considéré que comme toute autre partie de notre législation; qu'elle est conséquemment sujette à être rétractée, modifiée ou étendue, au gré du pouvoir auquel la réforme des lois est confiée.

Mais qui peut douter alors que toutes les formes législatives ne doivent être employées? Quel législateur prétendra que le décret du 15 mai puisse être rétracté sans les formalités exigées pour la réforme de toutes les autres lois. Qui oserait, avec quelque pudeur, soutenir que le Corps législatif, accusateur né de tous les criminels d'Etat, serait libre, non seulement de composer à son gré et sans avoir besoin de la sanction royale, le tribunal qui doit juger ceux qu'il accuse, mais de tracer arbitrairement à ce tribunal les règles d'après lesquelles les prévenus qu'il a constitués en état d'accusation seront convaincus et jugés? Les circonstances même dans lesquelles nous nous trouvons aujourd'hui et l'influence qu'elles ont sur les opinions, prouvent tout le danger de ce système immoral.

C'est par la raison que le Corps législatif remplit les fonctions de grands jurés envers ceux qui sont traduits devant la haute cour nationale, qu'il doit être plus circonspect sur l'usage du pouvoir qu'il a de faire des lois, de régler l'organisation de cette cour. On ne voit que les accusations actuellement intentées; on n'est frappé que de la crainte de voir échapper de grands coupables au glaive des lois, et l'on est insensible à une crainte qui devrait cependant bien autrement frapper un peuple libre. (Applaudissements.)

La liberté publique, dit-on, est en danger. Oui, sans doute, si le grand tribunal de la nation est indignement travesti dans une commission extraordinaire et livré à tous ses monstrueux abus; et le corps qui accuse s'arroge un pouvoir illimité sur le corps qui juge.

La liberté publique est perdue! Oui, sans doute, si les différents pouvoirs constitués s'entre

choquent sans cesse et ne peuvent s'accorder.

La liberté publique est perdue: et moi je soutiens qu'elle ne peut l'être si le Corps législatif ne la compromet pas lui-même. Je soutiens qu'elle ne peut l'être, si, au-dessus de toutes les passions qui l'agitent, il sait les dominer, et si, connaissant sa véritable grandeur, et en étant satisfait, il se tient à la place qui lui est marquée par la Constitution. (Applaudissements.)

Le pouvoir qui vous est confié, est celui de faire les lois; ou vous considérez votre décret sur la haute cour nationale comme une loi générale, ou comme une loi de circonstance. Sous le premier aspect, nul doute; votre décret doit être sanctionné comme toutes les autres lois. Considérée comme loi de circonstance, la sanction devient bien plus nécessaire encore; elle est exigée tout à la fois et par l'Acte constitutionnel qui n'a pas compris ces sortes de lois au nombre de celles qu'il exempte de la sanction, et par l'intérêt sacré de la liberté, qui serait menacée d'une manière effrayante, si, au redoutable pouvoir de porter des actes d'accusation sans avoir à craindre l'entrave d'aucune autorité, le Corps législatif joignait le pouvoir plus redoutable encore de régler arbitrairement les formes suivant lesquelles doivent être convaincus ceux qu'il accuse.

Non, Messieurs, une décision aussi immorale ne souillera point le code d'une nation libre.

L'idée même que la haute cour nationale a de grands coupables à juger, vous impose, d'une manière plus impérieuse encore, la nécessité d'environner de toute la sévérité des formes, l'organisation du tribunal devant lequel ils sont traduits. Ne laissons point aux princes rebelles le prétexte de se plaindre de l'illégalité d'un jugement qu'ils ne pourront arguer d'injustice. Dans le doute, la loi que vous avez faite, devrait être présentée à la sanction et jamais la gravité des circonstances n'exigea davantage le concours de toutes les autorités.

Mais il n'y a pas de doute que votre décret ne doive être soumis à l'épreuve ordinaire des lois, puisqu'il est trop vrai qu'il n'est pas du nombre de celles que l'Acte constitutionnel affranchit de la sanction.

Au reste, Messieurs, on vous a démontré que l'abus même que ferait le roi du pouvoir que lui donne la Constitution, ne paralyserait pas la haute cour nationale, parce que ce n'est pas de votre décret qu'elle tient son existence. Encore une fois, ce tribunal, comme l'a observé M. Lacépède lui-même, est formé, et votre décret n'est destiné qu'à faciliter ses opérations. Il vaudrait mieux franchement le rapporter que de s'obstiner à l'ériger en loi sans les formes requises, pour lui en donner la force et l'autorité. Fût-il rétracté ou suspendu, la haute cour nationale n'en existerait pas moins. Sa marche pourrait être plus embarrassée peut-être, plus lente; mais les grands coupables n'en seraient pas moins punis. Le roi, sans servir les criminels qu'il lui est impossible de sauver, ne parviendrait donc, par l'injuste usage de son veto, qu'à en rendre l'exercice odieux, qu'à éclairer la nation sur l'inconvénient de ce pouvoir qu'il ne lui est permis d'employer qu'au nom du peuple, et pour ses

véritables intérêts.

Mais ce serait lui faire une grave injure que de le soupçonner capable de se déterminer dans cette grande circonstance par des considérations étrangères au salut public, d'abuser du pouvoir redoutable et peut-être trop redouté que lui donne

la Constitution; de vouloir arrêter le cours de la justice et de la vengeance des lois, en s'identifiant en quelque sorte avec ceux dont la nation s'est déclarée accusatrice.

Le premier citoyen d'un peuple libre doit avoir l'âme d'un Romain; et si, à l'instant où la loi va lui être présentée, Louis XVI se rappelait qu'il est le frère de deux rebelles, il se souviendra, osons le croire, qu'il est le roi des Français. (Applaudissements.)

Je conclus à la question préalable proposée par le comité de législation, avec toutefois l'amendement de M. Navier.

M. Lagrévol. Messieurs, nous devons exami ner la question qui nous occupe, abstraction faite de toutes les considérations. Le décret sur l'organisation de la haute cour nationale est-il sujet à la sanction, il faut, à l'instant, déclarer qu'il y sera présenté, aurions-nous même la certitude normale qu'il serait frappé du « veto ». Nous reconnaitrions alors un více monstrueux dans la Constitution; mais nous n'oublierons pas que nous avons juré de la maintenir, même avec ses défauts.

Mais, Messieurs, si la lettre, si l'esprit de la Constitution résistaient ensemble à la présentation du décret à la sanction; nous nous rendrions parjures, nous violerions les droits sacrés et éternels du peuple; nous ferions, j'ose le dire, un acte nul pour nous et pour le roi, si nous déclarions ce décret susceptible de la sanction. Or, Messieurs, je soutiens que la Constitution, dans sa lettre comme dans son esprit, exempte du droit de sanction tous les décrets relatifs à la formation, à l'organisation de la haute cour nationale.

1o La Constitution exempte de la sanction tous les actes relatifs à la responsabilité des ministres. Voilà, Messieurs, un principe général bien posé; tous les actes indistinctement qui peuvent intéresser d'une manière quelconque la responsabilité des ministres, sont déclarés non sujets à la sanction, il ne reste à présent qu'à faire l'application du principe, et à examiner si la formation, si l'organisation de la haute cour nationale sont ou non des actes qui se réfèrent à la responsabilité; or, Messieurs, je soutiens l'affirmative.

En effet, la responsabilité des ministres ne s'arrête pas à la comptabilité; elle s'étend à toute prévarication, soit par divertissement de fonds, soit par complot et attentat, et ces délits, si le ministre en est prévenu, où doivent-ils être portés? à la haute cour nationale. L'existence de cette cour s'identifie donc, se confond donc avec la responsabilité; la formation de cette cour, son organisation qui ne sont que la cour même, sont donc des actes expressément relatifs à la responsabilité le décret de formation, d'organisation, n'est pas sujet à la sanction.

:

2o Par un autre article de la Constitution, le roi ne peut en aucun cas, et par aucun ordre, soustraire un ministre à la responsabilité; mais lui donner le droit de sanctionner le droit d'organisation, n'est-ce pas lui donner dans un cas et dans le cas le plus important le pouvoir; et quel pouvoir! Messieurs, le pouvoir le plus absolu, le plus terrible et le plus impérieux de soustraire les ministres à la responsabilité. N'est-ce pas encore exposer les ministres à délibérer euxmêmes et dans leur cause propre, sur la formation d'un tribunal qui doit les juger. (Applaudissements.) Le roi, sans doute, a le droit seul d'examiner les décrets; mais qui ignore qu'il ne sanctionne, ou qu'il ne refusé que par l'avis de

son conseil, ses ministres? n'est-ce pas en un mot contrevenir au décret le plus sage de la Constitution? Et ceci, Messieurs, va devenir plus sensible par une hypothèse qui n'est que la même que celle où nous sommes; supposons que l'Assemblée nationale n'ait rendu qu'un décret d'accusation, et que ce soit contre un ministre qu'elle l'ait porté. Supposons à présent que nous ne trouvions, sur la haute cour nationale, que son établissement matériel, comme il est dans l'Acte constitutionnel, c'est-à-dire que la loi du 15 mai n'eût pas été portée, et que l'Assemblée constituante eut laissé à la législature le soin d'organiser cette haute cour, supposons maintenant que nous venons de décréter une organisation quelconque pour mettre en activité la haute cour, afin qu'elle juge la responsabilité du ministre, pourra-t-on dire que ce décret est sujet à la sanction, sans convenir que l'on donne au roi le moyen, sans remède, de soustraire son ministre à la responsabilité? s'il a le droit de sanction, il a celui du « veto »; s'il fait usage de ce veto, vous n'avez plus, vous ne pouvez plus avoir de haute cour nationale; dès lors, la responsabilité du ministre reste nulle par le fait du roi, contre le texte formel de la Constitution. Mais ce qui est vrai pour l'organisation complète de la haute cour nationale, ne doit-il pas être également vrai pour un supplément nécessaire d'organisation? Il faut donc convenir encore que déclarer notre décret sujet à la sanction, ce serait contrevenir à un second article de la Constitution.

3° Allons toujours, Messieurs, et ne quittons jamais la Constitution. A l'article 23 du chapitre V, elle porte que la haute cour se formera sur la proclamation du Corps législatif; que trouvons-nous dans cette exception seule faite à la règle commune, dans la disposition de cet article? nous y trouvons, Messieurs, la preuve de l'indépendance du Corps législatif, dans tout ce qui concerne les crimes de lèse nation; c'est lui seul qui appelle la haute cour nationale; c'est lui qui lui donne son mouvement, et on lui contesterait le droit de régler seul les ressorts différents qui doivent diriger ce mouvement; ce serait une contradiction, une inconséquence qui déshonorerait une législation.

Je passe, Messieurs, à l'esprit de la Constitution, et je prouve d'un mot qu'il est contre la présentation du décret à la sanction. L'Assemblée constituante a fait la Constitution, mais elle n'a pas fait une Constitution telle qu'elle pût prévoir tous les cas qui pouvaient se présenter, et j'ose dire même qu'elle n'eût jamais pu atteindre ce but que je considère comme bien au delà des connaissances humaines; elle a posé des principes généraux et a laissé aux législatures à en tirer les conséquences applicables aux différentes hypothèses; elle a décrété, par exemple, que le décret d'accusation serait exempt de sanction, hé bien, par une conséquence necessaire, elle a décrété que tout ce qui pourrait être fait pour que ce décret fùt mis à exécution ne serait pas sujet à la sanction, sans quoi de deux choses l'une ou elle aurait attaché plus d'importance à la conséquence qu'au principe, ou elle aurait voulu que la conséquence pût anéantir le principe, ce qui n'est ni probable, ni supposable; il faut donc tenir pour certain que la Constitution exemptant de la sanction le décret d'accusation, exempte nécessairement de la sanction la formation de la cour qui doit prononcer sur ce décret. Ce serait le cas, s'il en fùt besoin, de dire que l'esprit de la Constitution

l'emporterait sur la lettre de la Constitution.

Mais, Messieurs, faudrait-il considérer la question comme décidée par la Constitution; faudrait-il l'isoler de l'Acte constitutionnel pour ne la traiter que d'après les principes; il serait bien facile alors de prouver que ce décret n'est pas plus sujet à la sanction que le décret d'accusation.

On a eu, Messieurs, deux raisons également péremptoires, pour ne pas donner au roi le droit de sanctionner les décrets d'accusation; la première c'est parce que ces décrets sont relatifs à des crimes de haute trahison, à des crimes commis contre la sûreté de l'Etat et qu'il y aurait eu le plus grand danger à faire dépendre le sort de ces décrets de la volonté du roi qui aurait pu devenir juge dans sa propre cause, dans la personne de ceux qu'il aurait fait agir. Je suis éloigné de penser que Louis XVI soit jamais capable de provoquer, de souffrir de tels forfaits, mais la Constitution n'est pas faite pour lui seul, elle n'est pas faite pour nous, elle doit passer à la postérité, et serait-il contre nature que dans le nombre il se trouvât un roi jaloux d'étendre sa puissance sur les ruines de la nation? il était donc juste, il était prudent de ne pas donner au roi le droit d'empêcher que la nation fût vengée.

D'autre part, Messieurs, on a considéré et avec justice que les délits qui donnent lieu au décret d'accusation, intéressent la nation seule, abstraction faite du pouvoir exécutif, dont les fonctions sont circonscrites à l'exécution des lois, au maintien de l'ordre, et à la surveillance; que la nation seule, dans ces délits, était attaquée, outragée, et qu'elle seule devait se défendre et faire poursuivre les coupables, les décrets d'accusation devenaient donc indépendants du roi; il fallait donc décréter qu'ils seraient rendus et exécutés sans sa participation, sans sa sanction. Mais, Messieurs, qui oserait ne pas convenir, que ces deux raisons militent en faveur du décret sur l'organisation de la haute cour nationale ? En effet, Messieurs, n'y aurait-il pas le même danger, la même subversion de principes à laisser au roi le droit de suspendre l'exercice de la haute cour nationale? Que deviendraient les décrets d'accusation s'ils ne pouvaient pas être suivis? Rien qu'une tyrannie contre ceux qui en auraient été frappés, et un ridicule qui tournerait au déshonneur de la nation. En un mot, le décret d'accusation et la haute cour nationale sont rendus et établis pour le même fait, ils ont une corrélation si parfaite, une identité si absolue, que fictivement ils ne font qu'un, et ne peuvent exister l'un sans l'autre, ils doivent donc suivre les mêmes principes.

Aussi, Messieurs, quelle est l'objection la plus sérieuse qu'a faite le comité de législation pour soutenir son opinion? la voici : il a dit : « Quand nous décrétons l'accusation, nous faisons des fonctions judiciaires, non susceptibles de sanction; quand nous décrétons une organisation, nous faisons des fonctions législatives sujettes à la sanction. » De manière que le comité prétend que, lors du décret d'accusation, nous ne sommes que juges, et non législateurs; c'est une grande erreur, Messieurs. Quand nous portons un décret d'accusation, nous faisons, il est vrai, des fonctions judiciaires en cela qu'elles sont conformes à celles que font tous les juges ou jurés du royaume; mais nous ne les faisons pas, ces fonctions, comme ayant le titre de juges; c'est comme législateurs, c'est en cette qualité seule, ineffaçable pendant deux ans, que nous agissons. Ce sont, il est vrai des fonctions extraordinaires qui

nous sont déléguées par la loi, qui n'altèrent ni ne changent notre titre de législateurs. Cet acte, sous ce rapport, devrait donc autant être soumis à la sanction, que les décrets d'organisation; la distinction du comité est donc une chimère.

En finissant, Messieurs, j'observe que le décret de prohibition, auquel je conclus, doit être désiré par tous ceux qui prennent intérêt au bonheur et au repos du roi. Ce sera lui épargner les sollicitations de toute espèce dont on le circonviendrait, pour l'engager à reculer, par son veto, le jugement d'un procès que son cœur approuve, peut-être comme citoyen, mais auquel peut-être son cœur prendrait intérêt comme roi.

M. Gérardin. La nation, Messieurs, a cru devoir ajouter au pouvoir législatif, dont l'exercice vous est exclusivement délégué, la puissance terrible mais nécessaire d'accuser et de poursuivre devant la haute cour nationale ceux qui seraient prévenus d'attentats contre la sûrêté générale de l'Etat ou contre la Constitution; et afin que ce droit conservateur de la liberté publique ne pût, dans aucune circonstance, être limité, le corps constituant n'a pas voulu laisser au chef du pouvoir exécutif, la possibilité de soustraire quelqu'un de ses agents au glaive de la loi, en fui laissant la faculté de suspendre l'effet d'un décret d'accusation. Telle est la considération qui l'a déterminé à les ranger dans la classe des actes affranchis de la sanction; c'est par une conséquence de ces mêmes principes, que la haute cour nationale doit se former et entrer en activité d'après une proclamation du Corps législatif.

Votre comité de législation, chargé d'examiner la loi du 15 mai 1791, qui détermine l'organisation et la marche de ce tribunal, a cru devoir, pour perfectionner l'une et accélérer l'autre, vous proposer quelques articles règlementaires que vous avez décrétés.

Une réflexion extrêmement juste de M. Garran sur l'article 4 du projet de décret de M. Dalmas, a fait naître à M. Gensonné le doute de savoir si votre décret était ou n'était pas sujet à la sanction. Il paraissait pencher pour la négative, et cette opinion indiquée par un si bon esprit, devait contribuer à la faire adopter par ceux qui ne s'étaient pas encore livrés à son examen. Plusieurs orateurs ont supposé que si le roi conservait, dans cette circonstance, l'usage du veto, il pourrait, en l'employant, paralyser la haute cour nationale, en retarder la formation et éloigner ainsi la punition des coupables. Tels furent les arguments employés par M. Mailhe et Couthon; s'ils n'étaient partis d'une fausse supposition, nous ne pourrions sans doute abandonner, à la chance toujours incertaine de la sanction, l'établissement d'un tribunal créé pour être le vengeur de la Constitution. Mais pour démontrer la fausseté de leurs suppositions, il faut examiner les questions suivantes :

1o Les articles additionnels à la loi du 15 mai sont-ils tellement nécessaires à l'organisation de la haute cour nationale qu'elle ne puisse être mise en activité, s'ils n'étaient sanctionnés?

2o Sa Majesté peut-elle, dans aucun cas, déclarer qu'un décret n'est pas sujet à la sanction, ou bien le ranger dans la classe de ceux qui en sont affranchis? Il suffit de lire avec attention la loi du 15 mai, pour résoudre la première question. Vous verrez, Messieurs, que la haute cour nationale doit se former aussitôt qu'un décret d'accusation aura été porté par le Corps législatif. Sa for

mation est annoncée par une proclamation solennelle. Dès lors, tous les éléments dont elle est composée doivent se réunir dans le lieu désigné, le tribunal se mettre en activité, les procédures s'instruire et les jugements se prononcer. Ainsi, tout ce qui constitue le mouvement d'un tribunal peut avoir lieu. Et comme il a, incontestablement, le droit de faire ses lois de police intérieure, il a celui de nommer ses huissiers, son greffier, lors même qu'aucun décret n'aurait déterminé le mode de nomination. Aussi, les articles additionnels présentés par votre comité, n'ont-ils d'autre but que de prévenir les demandes qui pourraient vous être faites, de perfectionner l'organisation de la haute cour nationale. Ceci est si vrai, Messieurs, que Sa Majesté n'a jamais eu l'intention d'en retarder, sous aucun prétexte, la formation. Elle croit et doit croire que toutes les mesures nécessaires et prescrites par la loi, pour le mettre en activité, ont été prises par M. le ministre de la justice. La nation, pour se convaincre de l'égalité des peines, attend que la loi ait frappé les hommes, qui, jusqu'à présent, s'étaient toujours crus au-dessus d'elle. La tranquillité de l'Empire dépend d'un grand acte de justice. L'humanité sollicite non moins impérieusement la liberté de ceux qui, dans le nombre des accusés, ne seraient pas coupables. Certes, votre comité n'a pu concevoir l'idée, en vous présentant ces articles supplémentaires, de vous mettre dans le cas de retarder de deux mois l'installation de la haute cour nationale, puisque le roi n'est tenu d'exprimer son consentement ou son refus, que dans les deux mois de la présentation d'un decret.

La question qui s'agite en ce moment prouve que le corps constituant n'a pas laissé peut-être, sur ce point, assez de latitude à la législature et qu'elle se trouve resserrée dans des bornes tellement étroites, qu'il eût été possible que chacun de nous eût été placé dans cette douloureuse situation d'être obligé d'opter entre le salut du peuple et son serment. Mais l'aveu du rapporteur du comité est la preuve que nous n'en sommes pas réduits à l'obligation de faire un pareil choix; il est convenu que les articles réglementaires, joints à la loi du 15 mai, ne sont pas strictement nécessaires à son exécution, et plusieurs opinants l'ont démontré jusqu'à l'évidence. Je passe donc à la question de savoir si vous pouvez dans aucun cas déclarer qu'un décret n'est pas sujet à la sanction, ou bien le ranger dans la classe de ceux qui en sont affranchis. Les personnes qui se sont livrées à l'étude des principes de la Constitution conçoivent difficilement qu'une semblable difficulté soit devenue le sujet d'une de vos délibérations. Les éléments de la représentation nationale sont tellement distincts, et l'action de chacun des pouvoirs déterminée, que ce serait évidemment vouloir se créer corps constituant, que d'annoncer la volonté de soustraire tel ou tel décret à la sanction; vous ne le pourriez sans renverser la Constitution, sans trahir votre serment; c'est peut-être l'avoir violé que d'avoir une discussion sur ce sujet. (Murmures à l'extrémité gauche de l'Assemblée et dans les tribunes.) Les limites de votre autorité sont fixées par l'Acte constitutionnel, vous ne pouvez agir que selon les formes et les moyens donnés par la Constitution. Vous pouvez faire des lois civiles, religieuses, administratives, pourvu qu'elles soient conformes à l'esprit de la Constitution; mais vous ne pouvez en faire aucune qui lui porte atteinte. Ceci me paraissait utile à répéter pour faire voir combien est grande l'erreur de

ceux qui croient que le pouvoir législatif constitué jouit d'une autorité sans limite et peut agir comme le pouvoir constituant. Il faut cependant vouloir faire triompher ces maximes pour prétendre que l'Assemblée législative peut déclarer qu'un de ses décrets n'est pas sujet à la sanction; elle ne peut pas davantage le ranger dans la classe de ceux qui en ont été affranchis; il est hors de sa puissance d'en augmenter ou d'en diminuer le nombre; il est fixé invariablement par l'Acte constitutionnel.

je

Il me semble, Messieurs, avoir démontré, par l'exposé rapide des principes constitutionnels que l'Assemblée ne peut déclarer, dans aucun cas, qu'un décret n'est pas sujet à la sanction, ou ranger parmi les actes qui en sont affranchis; mais malgré les développements donnés à mon opinion, qui, sur ce point me paraît inattaquable, je vous avoue que toutes mes inquiétudes ne sont pas calmées. Je crains que l'Assemblée, électrisée par des mouvements oratoires, entraînée plutôt qu'éclairée, ne décrète que les articles additionnels présentés par le comité de législation ne seront pas assujettis à la sanction. (Murmures.)

Qu'arriverait-il alors? Le roi lié comme vous à la Constitution ne pourrait manquer à son serment, parce que vous auriez trahì le vôtre, et ne pourrait faire exécuter vos décrets parce qu'ils lui paraîtraient contraires à la Constitution.

Le pouvoir exécutif, chargé uniquement de faire promulguer et exécuter les actes du Corps législatif, qui n'ont pas besoin de la sanction du roi, ne consentirait sans doute pas à la promulgation et à l'exécution de votre décret; il aurait en sa faveur le texte précis de la Constitution. De là, naîtrait une interminable contestation entre les deux pouvoirs dont l'un prétendrait que votre décret doit être assujetti à la sanction et dont l'autre persisterait à soutenir le contraire. Les citoyens éclairés, les véritables amis de la Constitution... (Rires à l'extrémité gauche de la salle. Murmures dans les tribunes.)

M. le Président. Je rappelle les tribunes au respect qu'elles doivent à l'Assemblée.

M. Gérardin. Les hommes éclairés, les véritables amis de la Constitution verraient dans la conduite du pouvoir exécutif celle d'un magistrat qui défend la loi constitutionnnelle contre des mandataires infidèles; tandis que des citoyens égarés ne verraient, au contraire, dans la résistance du roi à la volonté du Corps législatif, qu'un frère qui veut soustraire des frères rebelles à la vengeance des lois.

Calculez, si vous l'osez, toute l'étendue des maux que pourrait produire une semblable division prenant sa source dans la même cause; voyez les Français se partager en deux classes, dont l'une s'unirait au pouvoir exécutif, et l'autre au Corps législatif, toutes les deux se menacer, s'attaquer, combattre (Murmures.) et périr peut-être en croyant fermement, l'une et l'autre, défendre la liberté et la Constitution. Ce n'est pas au moment où la France est menacée de toutes parts, qu'il faut désunir les citoyens... (Murmures.) Quelques membres demandent que l'orateur soit rappelé à la question.

M. le Président. Je rappelle à l'ordre tous ceux qui interrompent l'orateur.

M. Gérardin... les armer les uns contre les autres, lorsqu'ils ne doivent l'être que contre l'ennemi commun, la tyrannie.

Non seulement cette fatale division favoriserait les projets des conspirateurs d'outre Rhin, moins dangereux peut-être pour la liberté, parce qu'ils la menacent ouvertement, que ces hommes pervers et profondément corrompus qui veulent modifier la Constitution pour l'anéantir plus sûrement; ils intriguent, réunissent et soudoient pour propager l'idée d'établir, entre vous et le roi, un corps intermédiaire, une Chambre haute. Ce système destructeur de l'égalité fait d'assez rapides progrès pour mériter de fixer bientôt vos regards. N'ajoutez donc pas un nouveau moyen aux perfides manoeuvres employées pour le faire réussir. Vous les servez, et vous n'en pouvez douter par ces discussions impolitiques dont l'effet inévitable est toujours d'altérer cette union, ce concert de volontés, d'où dépendent le salut du peuple et la tranquillité de l'Empire.

Rappelez-vous, Messieurs, la lettre écrite à dessein et adressée par le ministre de la marine à l'Assemblée nationale (Murmures.) le 24 novembre (1). Elle avait évidemment pour but d'élever une contestation entre les deux pouvoirs. Vous avez vu que les questions élevées et sur le mode de correspondance et sur l'un de vos décrets relatif aux contributions, étaient constitutionnelles, et vous les avez laissées indécises. Cette réflexion fut suffisante pour éclairer sur les dangers attachés à la discussion; vous l'avez sagement évitée en décrétant le renvoi de cette lettre au comité de législation, et c'était, pour ainsi dire, prendre le parti d'en ajourner l'objet indéfiniment; c'est, je crois, celui qu'il faut prendre toutes les fois qu'il se présentera de semblables questions dans le cours de cette législature. Beaucoup de membres de cette Assemblée ont regretté de ne vous l'avoir pas vu suivre dans cette délicate occasion; mais toutes les craintes doivent se dissiper en contemplant cette imposante majorité d'hommes bien intentionnés. Cette majorité est l'espoir de la patrie, parce que l'on sait qu'elle veut le despotisme de la loi, le retour de l'ordre, le rétablissement du crédit, le bonheur du peuple. L'Assemblée nationale peut facilement réaliser toutes ses espérances, résister aux entreprises du pouvoir exécutif, s'envelopper de toute la force de l'opinion publique, déjouer les intrigues de l'extérieur et celles de l'intérieur: si elle veut toujours marcher dans la ligne de la Constitution, il faut qu'elle lui serve de rempart et d'arme pour contenir tous ses pouvoirs dans les bornes fixées par le corps constituant, si elle voulait jamais essayer de franchir celles où elle se trouve circonscrite, elle amènerait infailliblement la guerre civile, l'anarchie et la dissolution de l'Empire.

Aucun membre de cette Assemblée n'a sans doute conçu cette criminelle pensée; mais telle est la tendance invincible de tous les pouvoirs constitués à l'usurpation que la vertu individuelle ne suffit pas pour en défendre une grande assemblée, et qu'il faut une volonté inébranlable et soutenue de la part de chacun de ses membres pour l'en préserver. Montrons cette ferme volonté, en nous ralliant sans cesse autour de la Constitution; pénétrons-nous bien de ses principes pour ne jamais nous en écarter; rendons-leur aujourd'hui un nouvel hommage et que l'issue de cette discussion soit une preuve de plus de l'inébranlable résolution où nous sommes tous de mourir plutôt que de consentir

(1) Voy. Archives parlementaires, 1re série, t. XXXV, séance du 24 novembre 1791, au matin, page 333.

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