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SÉANCES DES 17 ET 18 MAI.

La question qui succéda à la motion de Robespierre fut celle de la rééligibilité des membres des législatures suivantes. Elle fut terminée à la séance du 19 par cette décision, que présenta Barnave: Les membres d'une législature pourront être réélus la législature suivante; mais ils ne pourront être réélus de nouveau qu'après un intervalle de deux années. Deux discours furent prononcés, l'un par Duport, l'autre par Robespierre. Aux deux limites extrêmes de la question, Duport opina pour la réélection illimitée du point de vue du droit constitutionnel; Robespierre écarta la réélection du point de vue de la morale sociale. Ces deux discours sont deux manifestes que nous avons dû recueillir. Duport parla dans la séance du 17, et Robespierre dans celle du 18.

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[M. Duport. Je suis rappelé à cette tribune par le besoin de défendre mon pays du plus grand danger qui l'ait encore menacé, et s'il n'est plus possible d'empêcher que de violens désordres ne le troublent long-temps, au moins peut-on le préserver d'une anarchie. continuelle et irremediable. (Il se fait un grand silence.) Comme c'est dans la disposition des esprits que se trouvent en général les élémens d'une délibération, il me paraît nécessaire de placer sous vos yeux quelques réflexions long-temps retenues, et que je me reprocherais de taire davantage. Je vais, sans m'écarter de la question présente, vous montrer en peu de mots votre position et celle où l'on cherche à vous précipiter, vos véritables dangers, bien réels et bien pressans. Vous les connaîtrez; ils cesseront de peser sur ma conscience, et je les mets sur la vôtre, sur celle de ceux qui, sans les discuter ni les examiner, voudraient pourtant nier l'importance de ces dangers.

De degrés en degrés on vous a menés à une véritable et complète désorganisation sociale. Je ne sais quelle manie de principes simples on a, depuis quelque temps, cherché à vous inspirer, et dont l'effet, bien calculé par ceux qui en sont les premiers moteurs, est de détendre tous les ressorts du gouvernement, et

d'en détruire non les abus, vous l'avez glorieusement exécuté, mais l'action salutaire et conservatrice; disons mieux, de conduire à changer tout-à-fait la forme du gouvernement; car, malgré les protestations contraires, il faut bien ignorer les choses de ce monde pour douter des grands projets qui existent à cet égard. (Le silence est interrompu par une légère agitation.) Les dangers vous environnent; ils augmentent tous les jours, et la sécurité, dont on voudrait faire un argument contre leur réalité, ne prouve rien; car jamais la sécurité d'un aveugle près du précipice n'a empêché qu'il ne fût en péril de la vie.

Il y a des hommes qui ne sont sensibles qu'à un genre de danger, c'est-à-dire aux mouvemens populaires. Quoique presque toujours excusables par leurs causes, leurs effets, je l'avoue, sont vraiment dangereux : ils affaiblissent le respect dû aux nouvelles lois, au moment même où elles ont besoin de toute la force de l'opinion pour s'établir; ils détournent les administrateurs de leurs devoirs journaliers, et de plus, en faisant prédominer dans les esprits l'idée de la force sur celle de la raison et de la loi, ils indisposent tous ceux qui ont fondé sur elles l'espoir de leur existence et de leur tranquillité; mais ce mal, c'est dans sa racine qu'il faut l'attaquer, et l'expérience devrait avoir démontré que toute expression partielle à cet égard est plus fàcheuse qu'utile, et qu'en comprimant le ressort elle en augmente la force. Il faut aller hardiment à la source du mal, et toutes les incommodités locales disparaîtront. Une constitution sage et libre, un gouvernement loyal, juste et ferme, voilà le grand, le seul remède qui soit nécessaire et que vous demande la nation dont vous stipulez les intérêts, celui dont la négligence, en lui préparant de longs malheurs, vous donnerait de cruels et inutiles remords.

Le véritable danger, encore caché sous le nuage de l'opinion, mais déjà profond et étendu, c'est l'exagération des idées publiques, leur divagation et le défaut d'un centre commun, d'un intérêt national qui les attire et qui les unisse. Encore un pas, et le gouvernement ne peut plus exister, ou se concentre totalement

dans le pouvoir exécutif seul; car je vois dans l'éloignement le despotisme sourire à nos petits moyens, à nos petites vues, à nos petites passions, et y placer sourdement le fondement de ses espérances. (On entend des applaudissemens partiels dans les divers côtés de la salle.) Ce que l'on appelle la révolution est fait; les hommes ne veulent plus obéir aux anciens despotes; mais si l'on n'y prend garde, ils sont prêts à s'en faire de nouveaux, et dont la puissance, plus récente et plus populaire, serait mille fois plus dangereuse. (Une légère agitation recommence. - Le silence `succède.) Tant que l'esprit public n'est pas formé, le peuple ne fait que changer de maîtres; mais ce changement ne valait assurément pas la peine de faire une révolution. (On entend quelques applaudissemens.) Les idées de liberté et d'égalité se sont répandues sur tout l'empire; elles ont pénétré dans toutes les classes de la société. Les partisans des anciens abus ont seuls été insensibles à ces noms si touchans et aux doux sentimens qu'ils réveillent dans les âmes. La raison s'est retrouvée sous les décombres de ces vieilles institutions qui la tenaient captive; tout le monde s'est employé à consacrer un temple à la liberté; elle est devenue le culte de la nation entière; mais les dogmes de cette religion politique ne sont pas encore bien connus, et il est à craindre que dès son berceau un grand nombre de sectes différentes n'en obscurcissent la pureté.

Je le répète donc, la révolution est faite; mais c'est une conséquence bien fausse que de dire, comme on l'entend communément, que pour cela la liberté n'est plus en danger; car c'est pour elle seule que je crains. Sa cause est la seule qui puisse me forcer à rompre le silence. Le progrès immodéré et sans bornes de cette révolution a pour but de nous replacer au point où nous étions, ou même dans une position bien plus fâcheuse, c'est-à-dire qu'après avoir détruit successivement tous les ressorts du gouvernement, il peut amener à une dissolution générale, à une guerre intestine. Tout mouvement dans le monde moral comme dans le monde physique est circulaire : lorsqu'il se continue, il reproduit les mêmes combinaisons. Il nous repor

terait à celles que nous voulons éviter, si nous ne parvenions à l'arrêter lui-même par un système vigoureux et solide de gouvernement. Il n'y a que trois états pour l'homme : l'indépendance, l'esclavage et la liberté. Ces trois états se suivent toujours dans le même ordre. Nous sommes sortis de l'esclavage, et nous y retournerons si, outrepassant la liberté, nous arrivons une fois à l'indépendance. L'esclavage a même cette funeste propriété, qu'il est pour tous l'image du répos, et qu'il s'allie naturellement avec les sentimens des peuples dégénérés, car il favorise l'amour de la domination et l'ambition des uns, la paresse et la mollesse des autres. La liberté, au contraire, est ce milieu difficile à tenir et qui exige uné continuité d'efforts et de vigueur bien autrement difficile qu'une rapide et courte explosión de ses forces.

Qu'on ne croie pas néanmoins qu'en rappelant ces vérités je veuille marquer de la moindre improbation cet enthousiasme généreux qui a été partagé par toute la France, et qui maintenant en agite toutes les parties. On connaît sur cela mes principes: j'ai toujours combattu ceux qui voulaient remettre au pouvoir exécutif une autorité excessive ou précoce; il fallait que tout fût purifié par la révolution, que le gouvernement se régénérat, pour ainsi dire; il fallait que le peuple se pénétrât, s'inondât de l'amour de la liberté, afin de devenir propre à connaître, à respecter les nouvelles lois qui l'établissent.

Tout s'est donc fait à cet égard, jusqu'à ces derniers momens, comme il devait se passer, et je ne voudrais retrancher de notre révolution que d'inutiles cruautés qui la défigurent. Mais ce sèrait une grande et funeste erreur que de se livrer pour cela à des espérances sans bornes, et d'attendre un secours illimité des événemens qui jusqu'à présent nous ont servis si heureusement. La position est bien changée. Il fallait abattre, il faut reconstruire; il fallait poser les fondemens, il faut terminer l'édifice; et il n'est personne parmi nous qui, dans sa conscience, n'ait pensé que la pente des esprits, si favorable à l'établissement de la liberté, ne devait être favorisée que jusqu'au moment où elle cesserait de favoriser elle-même les véritables idées de la liberté

et d'un gouvernement sage. Ce moment est-il venu? Je le pense. Tout, jusqu'à notre lassitude, nous apprend qu'il faut terminer la constitution, et laisser après nous un ordre de choses qu'on ne puisse changer que par la volonté expresse de la nation, exprimée suivant un mode déterminé. Cela posé, daignez me suivre dans ce court développement. Voulez-vous attendre que l'on ait accrédité cette opinion, commune à nos ennemis et à de prétendus patriotes, que votre constitution, surtout telle qu'elle sera par vous perfectionnée, ne peut pas subsister? Ne voyez-vous pas cette troupe de gens sans lumière, répétant déjà ce qu'on lui a inspiré, que la première législature sera constituante, et qu'elle fera une constitution plus conforme à la déclaration des droits? Lorsque ces idées auront gagné davantage, il ne sera plus temps de prévenir le danger: il sera vénu. Alors l'opinion populaire, qui à secondé vos travaux, se tournera contre eux; votre constitution sera attaquéé et par ceux qui n'ont pu y atteindre, et par ceux qui l'ont dépassée. Quelle sera la position alors? Les partisans de votre ouvrage, combattant à la fois nos éternels ennemis et les nouveaux patriotes, tristement serrés contre l'autorité royale et les autres pouvoirs qu'il sera de mode d'attaquer, dans l'attitude que vous avez vué aux impartiaux, aux monarchistes et autres, n'auront d'appui que la raison de la force, que cette détestable ét périlleuse ressource de la loi martiale. Eh! la vraie loi martiale, c'est la justice et la prévoyance. L'une prévoit les malheurs, l'autre les prévient. Et lorsque la force est employée contre le peuple, soyez comme certains que ceux qui gouvernent méritent des reproches, et qu'ils cherchent à le punir de leurs propres fautes.

Rendons ces idées plus sensibles, et pour cela, observons l'opinion publique. Comment mesure-t-elle la constitution? Comment d'abord en conçoit-elle les deux bases, liberté et égalité? S'est-elle élevée à des notions justes sur la liberté publique; sur cette liberté, qui est la limite des droits de chacun; limite poséé par la justice, exprimée par la loi, défendue par la force publique? Sans doute plusieurs l'entendent ainsi; mais aux

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